Monorail

« Marceline, donc, était morte. Alors les grandes scies musicales des îles du Pacifique se mirent à chanter devant la mer. Les hommes et les femmes, nus, foxtrottèrent devant la mer en se percutant par le centre. Marceline donc était morte.  Alors, sur la côte, les femmes enlevèrent leurs bas. Elles mirent sur leurs yeux de noires lunettes pour nous préserver de l’éclat de leurs yeux. De grands comédiens, des propriétaires de filtures, des milliardaires, vêtus en chauffeurs de locomotive, les poils de la poitrine au vent, commencèrent à se balader, sur le territoire d’Antibes, entre la place de l’Architecte et la plage par un boulevard tout neuf de douze mètres de large, taillé dans les figuiers. Leurs compagnes aux longues jambes d’efficacité génitale portaient des chapeaux de sauvagesse, des colliers de dents de grand poisson, des bijoux en paille de chaise. Des résidences pleines de livres, de whisky, de dogues chinois s’élevaient au Cap, derrière les pins, s’engendrant l’une l’autre par voisinage, rêveries de bonheur luxueux reflétés dans le concret. Marceline, donc, était morte. Le mur de l’Arsenal, aussitôt, s’abattit. Des autobus, chassant le tram de Cannes dont la perche, dans les virages se décrochait, se préparent à se lancer sur la route nationale à travers la grande cité littorale qui, de la Napoule à Garavan, groupe cinq cent mille habitants. Marceline, donc, était morte. Alors la race fut aérée, balnéaire, joyeuse. Le long triceps des garçons répondit à l’ampoule galactophore des filles pelotées et cuisinées avec chaleur. Au Cap, à Eden Roc, la pierre étincelante et la chair nue se baisaient » p.118-119

« Hors de la chambre seize, l’humanité, à l’infini de ses enfants, poursuivait son exercice. Les faces étaient modelées par une vigilance tendue à la dureté. Une multitude s’entrecroisait, saisie dans un instant commun de la dureté de chacun des morceaux de cette multitude. Les taxis, les autobus, et, plus bas, le métro traversaient, de chargements agrippés, renouvelés, un espace battu et rebattu. Chanteurs, camelots, voyageurs(de Seine-et-Oise et de plus loin), masseuses érotiques des bains des deux faubourgs, flics, maquereaux, prestidigitateurs, ténors comiques, et les opérateurs de cinéma, et les commerçants patentés, les trafiquants, les assassins à découvrir ou à ne pas découvrir, et des employés de chemin de fer, et des émigrés, et des fourreurs, et des médecins, et cette femme avec une croix en or sur le sternum qui fait une campagne pour qu’on abolisse la peine de mort, tous, toutes, pour la gloire de s’appeler Paulette ou Lucien, chaussant du tente-huit ou du quanrante-trois, d’avoir rendez-vous au café du Globe, d’avoir commandé un wagon de chiffons en Roumanie, d’avoir dit à Paletot-de-Cuir qu’il était un cravian et un bastard, d’avoir fait, la veille, trois mile francs de pourboire, de s’être fait fardorer par la fille à Prizot la boucher, fonçaient eux-mêmes et devant. Les hommes publicitaires que leur haute pancarte dans le dos désignaient comme de échantillons de l’humanité confite à éviter bien plus qu’elle ne préconisait les tarots de Mme Aïda ou le restaurant des Gourmets à trois cinquante, pain à volonté, suivaient eux-mêmes leur voie, balisée de mégots. Les klaxons, les moteurs et les cris entouraient d’un orchestre terrible la haute stature de poésie des chevaux de Jean-Jaurès ou de Grenelle attelés à des prolonges de linge ou de fer ». p.177-178

« Muni du billet qui, rose, donne droit, dans les convois à la voiture des femmes les plus belles, peuplée d’un état-major cuissardé de bellissime et dont les sabretaches portent des apparaux couleur de gueule, il épiait, sur le quai, comme un if, l’illuminé corridor par où la véloce clôture viendrait lui suspendre, à portée, des crépitements où s’inscrire. » p.242-243

« La qualité virile baignait l’homme tout tentier. Il n’était plus cet oiseau-crabe, ce poupard partout anéanti hormis dans le pédoncule érotique. Il était un gaillard souple aux yeux droits, casqué d’un feutre douze grammes, les ongles propres, d’une forme qu’autrefois ils n’avaient pas. » p.282

Monorail, 1964