Alerte, alerte !
Elle fait corps avec la nuit, elle fait peau neuve avec la nuit !
Alerte !
Oh lala.
Jeune morte sur son cheval blanc tournant de l’oeil, des mouches volaient près des oreilles de sa monture, près des yeux doux de sa monture. Inconsciente, elle vomissait de la bile et les mouches délaissaient son cheval et venaient se poser en peloton sur son visage, se lavant les ailes dans le blanc de ses yeux, se frottant les pattes sur sa conjonctive rouge, s’agglutinant sur les coulées de régurgitations… mais elle n’en avait que faire, elle n’en avait que faire ! Que les mouches viennent même s’accoupler au fond de son nez en tulipe ! Qu’elles viennent donc visiter sa bouche ouverte ! Elle avait pour elle son rire d’argent, sa race de chienne et les démangeaisons d’une jeune rivière remuant sous la peau.
*
Courant sur les cailloux, courant sur les crottins, courant sur les serpents, tantôt main à la bouche, tantôt à la culotte, mangeant les mûres à sa portée et, dans sa course effrénée, crevant le soir par le milieu avec ses bottes dilatées de chaleur, elle ordonnait “couche-toi là” à ceux sur son passage, et les déguenillés conciliants de se coucher et de feindre la déréliction tandis qu’elle enjambait triomphalement les corps, formant avec ses jambes des “V” de “victoire” inversés dont elle seule se réjouissait puisqu’elle seule les remarquait.
Musicale mangeuse au ventre saillant, elle traçait sa route volant dans les marchés des caisses de raisin noir et dans les caves des confitures épaisses. Goinfre droguée ne prenant pas l’aumône, ni non plus d’hommes ni de bêtes, elle se suffisait à elle-même ; elle avait ce bonheur et elle portait cette croix comme une couronne de poux distinguée.
Chevauchant sa vieille carne, elle ne transportait que des fruits et une paille fraîche pour s’y vautrer tranquillement entre deux larcins. Elle aimait se fondre sur une paille encore verte et disparaître jusqu’à ce que sa faim se rappelle à elle, alors d’un bond, elle se ragaillardissait et reprenait sa croisade de danse affamée. Pieds tournés en dedans, dents tournées en dehors, son ventre tirait ce corps qui n’était plus le sien mais celui de la faim et elle faisait sauter ses seins et elle faisait voler ses tresses et les serpents sortaient de dessous les pierres pour la voir serpenter dans l’air. Salutations salutations aux serpents sortant de dessous les pierres…
À ceux qui s’approchaient trop près, elle soufflait :
Noli me tangere
J’ai marché pieds nus
nue comme une musaraigne
j’ai régné sur un monde
qui grondait sous mes pieds
mes pieds de porc épic
mes poings de coccinelle
poinçonner les abeilles
avec de la cire chaude
avec de la cire froide
et la pente quand elle est roide
j’ai volé ma couronne
couru comme un cadavre
sautillant sur les clous
et les toitures des cathédrales
on m’a prêté des lèvres noires
une langue bleu de méthylène
un visage un peu flou souvent —
on se rapproche pour voir
ma bouche mes yeux pas nets
mon front aussi est fou
derrière ma frange nouvelle
noli me tangere
roulée dans ma robe noire pestilentielle
*
Inquiète, excitée, excessive, agitée, fuyante, assombrie : comme elle était vivante dans ses torpeurs, ses frénésies, ses appétits, ses évanouissements successifs ! Comme elle était égoïste et secrète dans ses plaisirs, ses richesses et ses dispositions ! Comme elle crânait en marchant à l’aveugle au bord de la falaise ! Mordant les doigts et les orteils, mordant à perdre l’âme chaque nuque tendre, chaque lèvre intacte, elle n’avait pas de fin, saleté vivante, elle n’avait pas de fin qu’on lui connaisse et elle n’en laissait pas le doute.
À un vieillard qui jetait des regards insistants sur sa dentition à trous, elle avait craché dans son oreille bouchée :
Parce que je suis un animal qui ronge les poutres la nuit
je n’ai presque plus de dents
j’ai des échardes dans les gencives
je dors le jour
la nuit je ronge mon frein
et je réveille la maisonnée et le village et la ville d’à côté
et la campagne bruisse
du beau bruit de mes dents sur le bois humide
je suis catégorique
je m’emploie à détruire
toutes les fondations qui périclitent
j’ai la bouche pleine de bois quand je souris
je suis une machine qui broie
le bois flotté le bois vert et le bois moisi
j’en extrais une matière
qui me remplit le ventre d’eau
qui me remplit les yeux d’images
qui me libère le corps et par le bas
je menace le plafond
*
Contre le cuir de sa selle raidi par les orages, ses petites mains s’agitaient, énergiques, infatigables, passant et repassant un chiffon imbibé de lait, et c’est avec succès que le cuir se détendait et retrouvait sa souplesse. Alors son sourire carnassier arrosait la nuit d’un jet de lumière crue et les animaux nocturnes se percutaient de peur. Son rire emplissait les cavités des arbres et les hiboux fonçaient dans la gueule des renards étourdis.
Reprenant sa chevauchée, elle allait, tantôt évanouie, tantôt ravivée, sombrant et remontant sur sa selle tel un bouchon de liège mille fois noyé, mille fois ressuscité. Elle tendait et repliait ses jambes endolories et pestait contre ses chevilles foulées et pestait contre ses genoux en vrac, pestait pieds enflés et pestait dos bloqué et criait saleté ! Saleté ! Saleté ! Saleté de corps ! Poussif, rebattu, haletant, buté, peureux, crevé ! Tombant et ne tombant pas tout à fait… Et après !
Elle chantait pour elle-même :
Cavaler devant
Cavaler derrière
Se garder pour la nuit
Que ma mort soit belle Que seize garçons aux
colliers de poissons me bercent
La nuit je trempe ma main
Dans une eau de lumière
Et je tourne autour de la
poignée d’une porte ouverte
J’allume les lampadaires avec
ma langue de caméléon vert
Des grillons de sang crient vers la mer
La rouille ruine mes robes blanches
Pour être aimée j’accepte
que tous mes meubles soient carrés
Étant travaillée par la faim
Et sans quoi je ne parlerai pas
Étant travaillée par la mort
Et sans quoi je ne répondrai pas
Étant sans cesse inquiétée et sans cesse relaxée
J’étais malade de vouloir vivre
J’écumais de rage et d’envie
*
Chargée d’illusions, la volonté l’habitait comme une pierre lourde et grise tombée en-deçà du ventre et stagnant bas puisqu’ayant trouvé logis dans cet appendice arrondi, on la croyait épanouie ; méprise terrible qui lui fendait le crâne et la plaquait à terre et lui forait le coeur ! Elle redoublait d’efforts et, réclamant l’infini, elle mordait, tailladait, retournait le monde, défigurait les images, poignardait les poignards et humiliait la pitié. Son cri ne demandait qu’à éclater, débordant et nocif. Et tout à coup grimaçante, elle prenait au hasard de la rue le visage d’un enfant entre ses mains et chuchotait ses dernières volontés :
Coupez en deux ce visage qui est le mien ! Coupez-le ! Il le faut ! Comprenez, bon sang, comprenez ! Il est faux ! Dans mon visage loge ce mensonge qui est le mien et c’est malgré moi si mon visage est un mensonge ! C’est en dépit de moi, au mépris de tout si mon visage me trahit, me rompt et m’enserre ! Le mensonge me précède ! Un lézard sur la joue me sépare de la vérité ! Le faisceau lumineux des phares m’ampute de ma raison, me crie de me cacher ! S’il-vous-plaît coupez en deux ce mensonge qui est le mien car c’est avec une noix ouverte qu’on ouvre une autre noix !
*
Souvent les témoins de ses scandales se détournaient mais secrètement auraient aimé lécher la pluie coulant sur son visage, aimé la nudité de sa figure, aimé la farine de ses joues, chéri les roses de sa bouche, chéri les stries marquées de son cou, chéri sa veine du front battant comme un million d’insectes. Puisqu’elle est ce visage se reposant dans une guerre, son visage vivant sa vie de peau molle sur ses joues de colère et d’amour, son sang dans ses joues refluant sans cesse et sans cesse jouant avec elle, faisant et défaisant l’orage de sa figure, elle criait :
J’ai ri de mon visage ! Maintenant, couvrez cette plaie ! Couvrez ma blessure si vous vous dites humains !
Et quand elle sentait venir son pied dans le fond de son oeil et que son genou remontait dans son oreille lui percer le tympan et lui siphonner l’ouïe, elle se penchait sur son cheval et lui parlait bas :
Je suis un festival de vie qui rampe sur les tombes, je suis le foie de la folie et je suis un esprit de la rivière qui va, vogue, vit et suit sa petite promenade, j’ai une fleur derrière l’oreille et je mange du blé cuit.
Alerte, alerte !
— Elle hoquetait et frissonnait en tapant du plat de la main le dos de son animal. Un malheureux qui passait par là entendit ses derniers mots :
Mon esprit est dans ma main
et je suis cette main qui va
au devant d’elle-même.
Tout le long de l’année 2022, nous avons mis en place les éléments concernant les modalités du Prix Jeune 2022.
Nous avons reçu 45 textes de qualité émanant de jeunes filles principalement ; le candidat le plus jeune a 15 ans et le plus vieux 26. C’est donc une large place de la jeunesse qui est représentée, provenant en majorité de quatre régions, l’Île-de-France, la Nouvelle Aquitaine, la Normandie et Provence-Alpes-Côte d’Azur, mais aussi de pays francophones.
Après plusieurs tours de délibérations, nous avons choisi quatre candidats Lola Arrouasse, Aurélien Dieudonné, Knutsen Elinor et Sarah Vigouroux. Et puisqu’il fallait un premier, le texte de Lola nous a paru le meilleur.
Elle est donc venue recevoir son diplôme à Antibes, ville d’Audiberti, le 18 novembre, à la médiathèque Albert-Camus, où la romancière Paule Constant a souhaité l’accompagner et où elle a répondu aux questions, bien préparées par leur professeur M. Cahour, des élèves du collège Fersen.
Mieux, elle a été reçue, par une très belle après-midi, dans le jardin et les salons de la résidence Eleineroc, sur le cap d’Antibes. Elle a aussi été invitée à monter sur l’estrade avec M. le maire d’Antibes, Jean Léonetti, pour la remise du Grand Prix Jacques-Audiberti à Paule Constant. Toutes les photos sont à voir sur le site Audiberti.
D’emblée, ce texte nous transporte.
Comme cette cavalière dans un rythme assuré : « Courant sur les cailloux, courant sur les crottins, courant sur les serpents »
Dès ces premiers mots, on croit voir ce cavalier de l’Apocalypse qui s’ « emploie à détruire toutes les fondations qui périclitent »
C’est la faim qui la pousse : « Pieds tournés en dedans, dents tournées en dehors, son ventre tirait ce corps qui n’était plus le sien mais celui de la faim et elle faisait sauter ses seins et elle faisait voler ses tresses et les serpents sortaient de dessous les pierres pour la voir serpenter dans l’air »
Plus que la faim, sans doute, est-ce la vie elle-même qui la tire : « Inquiète, excitée, excessive, agitée, fuyante, assombrie, comme elle était vivante dans ses torpeurs, ses frénésies, ses appétits, ses évanouissements successifs ! » « Je suis un festival de vie qui rampe sur les tombes, je suis le foie de la folie et je suis un esprit de la rivière qui va, vogue, vit et suit sa petite promenade, j’ai une fleur derrière l’oreille et je mange du blé cuit ».
Ici, la vie, c’est la langue, le rythme, la poésie : « elle a pour elle son rire d’argent, sa race de chienne et les démangeaisons d’une jeune rivière remuant sous la peau »
On l’a compris, Lola Arouasse est déjà une maîtresse du style ; style fait de répétitions, d’allitérations, de métaphores audacieuses et d’imagination débordante.
On croirait de l’Audiberti.
Car nous avons deux poèmes ; comme Audiberti, Lola Arouasse mêle prose et poème ; mais il y a déjà tellement de poésie dans sa prose qu’elle fait se confondre les frontières. Ses vers sont frappés, et, même libres, ils sont fortement charpentés à force de répétitions, à force d’images insolites : « mes pieds de porc épic/ mes poings de coccinelle »
Cette cavalière, pourtant, n’aime pas son corps, qui le pousse à la faim, à la boiterie : elle « pestait contre ses genoux en vrac, pestait pieds enflés et pestait dos bloqué ». Comment ne pas songer au Cavalier seul d’Audiberti ? Le mot « croisade » aussi, du reste, apparait « reprenait sa croisade de danse affamée »
Elle se dit « empêchée », comme l’indique le titre, la blessure de son sourire lui fait mal parce qu’il est menteur.
Mais ce texte se termine par une belle ouverture, une main tendue au lecteur pour qu’il trouve le plaisir à chevaucher cette imagination.
« Mon esprit est dans ma main
et je suis cette main qui va
au-devant d’elle-même »
Bernard Fournier,
Président de l’Association des Amis de Jacques Audiberti
Bernard Fournier, Président de l’AAJA, Marie-Louise Audiberti,
Jean Leonetti, Maire d’Antibes,
Lola Arrouasse, Prix Jeune Audiberti 2022,
Paule Constant, Grand Prix Jacques Audiberti 2022
& Didier Van Cauwelaert, Président du jury du Grand Prix,
dans les jardins de la Villa Eilen Roc
Article de Nice-Matin du 19/11/21
Lola Arrouasse remporte la 3e édition du prix Jeune Audiberti
Dans la continuité de ma Licence en Pratique et esthétique du cinéma à Paris 1 Panthéon Sorbonne, j’ai obtenu mon Master de Recherche en cinéma, esthétique et création.
À la suite de ce master, j’avais le désir de poursuivre des études dans le domaine de la littérature. J’ai eu la joie de pouvoir intégrer directement en troisième année la Licence de Lettres parcours Lettres et Arts de l’Université Paris Cité (anciennement Paris Diderot) en suivant aussi des cours de deuxième année pour pouvoir valider cette équivalence.
Cette année passée à étudier conjointement des écritures et des œuvres plastiques m’a passionnée. C’est aussi dans le cadre de cette formation que j’ai eu le sentiment que l’écriture me portait, notamment grâce à un cours de critique d’exposition. Il nous était proposé d’écrire des critiques très libres et subjectives autour d’expositions d’art contemporain que nous visitions. J’ai saisi cette occasion pour écrire des poèmes à partir de ces visites et ainsi ne plus avoir à séparer le travail universitaire de l’écriture poétique. La poésie apparaissait comme seul moyen de dire mon rapport aux œuvres : la manière dont elles entraient dans mon monde et dont j’entrais dans le leur ; seule la poésie permettait l’expression de cette porosité. Ainsi les œuvres devenaient des appuis, des déclencheurs de mon écriture. Cette expérience a été déterminante et m’a ensuite permis, l’été venu, d’obtenir une résidence d’écriture autour de l’exposition collective d’un tiers lieu culturel et associatif à Alençon en Normandie. Cette résidence a donné lieu à une restitution publique dans le cadre du week-end d’ouverture du Festival de poésie d’Alençon en octobre 2021.
Depuis, certains de mes poèmes ont été publiés dans le numéro 4 de la revue de création littéraire Point de Chute, lus à l’antenne de Radio Panik par Anna Ayanoglou dans l’émission “Et la poésie, alors ?”, ou encore fait l’objet d’une lecture publique lors des Nuits de la lecture au Centre Pompidou, suite à un atelier d’écriture avec Sophie Coiffier. J’ai également été invitée par Chloé Delaume à lire un poème à sa « Petite Veillée » mensuelle du 20 mars 2022, aux côtés notamment de Laure Gauthier et Wendy Delorme. Enfin, je suis Lauréate 2022 de la Mention Spéciale Université du Prix international de poésie Matiah Eckhard. Le poème qui m’a valu ce prix a récemment été sélectionné et affiché par la librairie Le Genre Urbain à Paris.
2022
16 octobre : Publication de mon poème “Le goût du sol” dans le fanzine Le Krachoir, tenu par un collectif du même nom composé d’anciens étudiants du Master de création littéraire de l’université de Paris 8.
28 septembre : Lecture de mon poème “L’an 3000” par Anna Ayanoglou à l’antenne de Radio Panik (radio bruxelloise) dans le cadre de son émission “Et la poésie, alors ?” au sein de l’épisode intitulé “Poèmes en revue #4” et aux côtés des poèmes de Vincent Broqua, Etienne Faure, Hélène Fresnel, Alban Kacher, Perrine Le Querrec, Guylaine Monnier et Marie Luce Ruffier.
Septembre-octobre : Mon poème “La tristesse est prospère” est sélectionné par la librairie Le Genre Urbain pour y être affiché aux côtés de cinq poèmes d’autres jeunes auteurs à Paris (Belleville).
Juillet : Publication du poème “Ma nuit” dans le recueil « Murmures sous le Pont des Consuls 2022 »
4 juin : Lecture publique à la librairie L’Ours et la Vieille Grille (Paris, 75005) pour le lancement du numéro 4 de la revue de création littéraire Point de chute auquel j’ai participé en tant qu’auteure.
16 mai : Lauréate de la Mention Spéciale Université du Prix de poésie Matiah Eckhard 2022 pour mon poème “La tristesse est prospère”.
14 mai : À l’invitation d’Aurélie Massa, lecture publique d’une sélection de mes poèmes lors de la journée-soirée “In a ward of fire, we must find words or burn” à la Cyberrance (ateliers d’artistes à Romainville) autour des pratiques textuelles.
4 mai : Publication de ma suite de poèmes “Mes yeux nous sommes l’an 3000” dans le numéro 4 de la revue de création littéraire Point de chute.
20 mars : À l’invitation de Chloé Delaume, lecture publique de mon poème “Le goût du sol” dans le cadre de ses « Petites Veillées » mensuelles, Chez Mona (9, rue de Vaugirard, 75006, Paris) aux côtés notamment de Laure Gauthier et Wendy Delorme.
22 janvier : Lecture publique d’un de mes poèmes par Sophie Coiffier lors des Nuits de la lecture au Centre Pompidou à Paris suite à un atelier d’écriture.
2021
10 octobre : Restitution publique suite à ma résidence d’écriture : lecture de mon poème dans le cadre du week-end d’ouverture du Festival de poésie d’Alençon 2021 parrainé par Alain Mabanckou (Normandie).
5-12 août : Résidence d’écriture d’une semaine dans le tiers-lieu associatif et culturel de Chapelmele, à Alençon (Normandie). Création poétique autour de l’exposition collective organisée dans les jardins de Chapelmele.
A l’unanimité de ses membres, le jury Prix Jeune Audiberti a décerné une « mention spéciale du jury 2022 »
à Aurèle Dieudonné, Sarah Vigouroux et Elinor Knutsen.
Voici les extraits de leur texte, choisis par chaque lauréat :
Du théâtre pur où l’on voit Elvire empêchée de se suicider par un Sganarelle en prise directe avec notre contemporain ; et à la fin, ils se décident de donner à leur enfant… le nom d’Audiberti. On le voit, tout est jeu : dans les mots, sur la scène et dans le temps.
Scène IV
Elvire est au lit, enceinte jusqu’aux dents. Elle pleure. Sganarelle entre dans la chambre.
SGANARELLE. – Que vous arrive-t-il encore, ma chère ?
ELVIRE. – J’ai peur, mon ami !
SGANARELLE. – De quoi ?
ELVIRE. – De mettre au monde un petit monstre ! SGANARELLE. – Un petit monstre !
ELVIRE. – Tout à fait, un petit monstre !
SGANARELLE. – Vous dites cela pour moi ?
ELVIRE. – Pour vous ? Ne soyez pas bête.
SGANARELLE. – Pour quoi alors ?
ELVIRE. – Je ne sais pas. Il donne des coups bizarres. Comme énervé. Il cherche à me faire mal. Vrai, c’est un méchant garnement !
Sganarelle sue des tempes.
ELVIRE. – Vous transpirez, mon ami. Êtes-vous malade ?
SGANARELLE. – Seulement fatigué.
ELVIRE. – Eh bien, il faut dormir.
SGANARELLE. – Cela fait deux semaines que vous me réveillez avec vos pleurs, très chère. ELVIRE. – Puisque je vous dis que j’ai peur ! C’est l’instinct ! vous n’y connaissez rien de toute façon.
SGANARELLE. – Mais ne vous en faites pas, voyons, notre petit Jean-Baptiste sera parfait. ELVIRE. – À propos, j’aimerais qu’il prenne le nom de ma mère.
SGANARELLE. – Quelle drôle d’idée.
ELVIRE. – Comment cela ?
SGANARELLE. – Non, mais rien. Rien. C’est un peu avant-gardiste à mon goût, voilà tout. ELVIRE. – Que racontez-vous encore comme sottise ?
SGANARELLE, préférant éviter la dispute. – Quel est le nom de votre mère ?
ELVIRE. – Auberti.
SGANARELLE. – Ah !
ELVIRE. – Heu, non, je vous dis une bêtise.
SGANARELLE. – Bien, je vois que vous êtes concentrée.
ELVIRE. – Audiberti. Oui, c’est cela, c’est Audiberti.
SGANARELLE. – Ce n’est pas forcément mieux, mais enfin bon. Va pour Jean-Baptiste Sganarelle Audiberti.
ELVIRE. – Heu, non. Alors. Comment dire…
SGANARELLE. – Vous fichez-vous de moi ?
ELVIRE. – J’aimerais mieux éviter, vous savez, les double-prénoms. Je trouve cela inutile.
SGANARELLE. – Inutile ? Inutile ! Mais enfin, et moi alors dans tout ça, c’est comme si je n’avais pas existé !
ELVIRE. – Allons, mon cher, allons. Ce sera Jean-Baptiste Audiberti, et ce sera très bien comme ça !
SGANARELLE, vexé. – Dans ce cas, je ne veux plus qu’il s’appelle Jean-Baptiste. ELVIRE. – Ah bon ?
SGANARELLE. – Oui, voyez-vous, c’est… c’est démodé.
ELVIRE. – Vous dites cela dans l’unique but de me froisser.
SGANARELLE. – Vous n’êtes pas le centre du monde, ma chère.
ELVIRE, hochant les épaules. – Très bien. Dans ce cas, comment voulez-vous l’appeler ? SGANARELLE. – Jacques !
ELVIRE, après un rire. – Vous êtes très drôle.
SGANARELLE. – Ce n’est pas l’intention, je crois.
ELVIRE. – Eh bien ne croyez plus ! Ce sera Jean-Baptiste, un point c’est tout. Vous lui direz lorsqu’il sera en âge de quelle façon vous voulez qu’il appelle son fils si cela vous enchante, mais en attendant, c’est en moi que grandit un petit monstre et j’aurai toujours le dernier mot !
SGANARELLE. – Décidemment, vous êtes en avance sur votre temps.
ELVIRE. – Comment ?
SGANARELLE. – Rien, je disais que vous étiez magnifique.
Soudain, Elvire devient toute pâle et se tient le ventre avec douleur.
SGANARELLE. – Ah, je crois que notre petit Jacques Sganarelle Audiberti est en train d’arriver !
ELVIRE, tentant de le corriger. – Jean-Bapt…
SGANARELLE. – Non, ne vous essoufflez pas ma chère, chut, voilà, tout va bien. Je vais chercher du secours ! On va le faire naître, ce petit monstre !
Du théâtre qui joue avec les genres (entre prose et poème) et les mots où le nom d’Audiberti sonne comme un dieu gaulois pour mieux tourner en dérision autant qu’interroger le rire de Molière dans l’évocation de ses personnages devenus spectres.
« Un siège apparaît, rouge théâtre. Ombrageuse lumière de la scène qui dévore l’obscurité et qui toucherait, s’il y en eut, les premières têtes, cheveux longs, courts, blonds, blancs, mordorés, sombres, effacés. Premier rang, seule, seule vraiment, la Metteure en Scène. Ses yeux, de longs regards blancs comme de ronds projecteurs. Monologue. Hors-scène. »
et
« La Metteure en Scène se retourne, ses paupières plient dans l’obscurité la blancheur de leurs lumières à têtes chercheuses.
Et là, toutes grandes, toutes grandes, tout à coup le blanc de l’œil visible, les paupières s’écartent, on voudrait y mettre un doigt, dans tout ce blanc, dans tout ce blanc de l’œil, et le ramener à ses lèvres et le goûter : est-ce du lait, de la sève, de la morve ? Mais ce sont des spectres qui se mirent, dans le blanc de l’œil, qui se reflètent, dans le blanc de l’œil, Ganulphe, Arnolphe, Panulphe, Agnès, Georgette, Henriette, Cléante, Clitandre, Célimène, des spectres, tous des spectres, et le rire, le rire surtout, qui habille tous les spectres, acteurs et spectateurs de la peur, la peur de la Metteure en Scène. »
et peut-être encore :
« La Metteure en Scène porte un visage qui n’est pas un visage, qui est un masque blanc, Pierrot mal luné, saltimbanque ou poupée, mannequin de bois trop fardé, laissé là un moment, par quelqu’un, pressé.
Elle est en habit d’époque, le souris au côté.
Un Mannequin, hors-scène. »
Petit récit d’une étreinte résolument érotique qui se joue des mots et de la typographie. La femme est une mèche qu’on allume, métaphore populaire et misogyne que l’auteure prend au pied de la lettre pour mieux la dénoncer de façon tragique.
je tremble
vacille
chancelle
ffff !
c’est fini
Mais sous sa casquette de velours, il s’approche. Pas. À. Pas. Il vient me chauffer un peu, exciter ma mèche par le bout de la sienne. Il grimpe à l’échelle, je grimpe aux rideaux, il écarte mon clapet et je serre les dents, m’enflamme tout entière.
Je flambe. Je fLamMe. Mes yeux s’entrouvrent, fermés par le frisson et ses pupilles
Bleues
Dans mon champ de vision.
***
Ce soir, on sort ! Il me promet une soirée « haute en couleurs ». Alors je me prépare, j’ai mis tous mes bijoux, tous, cela fait un peu kitsch, mais je veux briller, clignoter, cliqueter pour lui.
Main dans la main, nous cheminons. Mes colliers s’entrechoquent, se cognent, se mêlent s’emmêlent se démêlent il m’emmène je me démène effusion il m’attache il m’arrache et
on s’embrasse.
Je m’électriserais presque ! Et soudain : pas besoin d’étincelle. Il m’a allumée.
***
Mon ventre fait des bonds, un peu comme lorsque l’avion se pose (enfin, je n’ai jamais pris l’avion).
On redescend
Et soudain
Mes sœurs autour de moi. D’autres mèches consumées.
Elles sont toutes brûlées. Moi aussi.
C’est lui qui leur a fait ça. C’est lui qui m’a fait ça. C’est moi qui l’ai laissé me faire ça.
Nous atterrissons maladroitement.
Non.
On s’écrase avidement sur les visages.
Ils sont autres et ils sont nous.
Les terrains de jeux défoncés, la terre retournée, les bâtiments avachis, les corps par terre.
Toutes ces fins prématurées pour son projet de coquette conquête.
Et là-bas, il rallume une mèche.
Et ici, je meurs.