PRIX JEUNE AUDIBERTI 2021

Le 13 novembre 2021 a été remis à Antibes le Prix Jeune Audiberti 2021
décerné à Sophie Vandeveugle pour son texte « D’une nuit l’autre ».

Sophie Vandeveugle vue par elle-même…

Je suis étudiante en Lettres à l’Université de Lille, en deuxième année de master, et mon mémoire porte sur l’antispécisme en littérature ultra-contemporaine. Avant cela, j’étudiais les Lettres françaises et romanes à l’Université de Namur, en Belgique.

J’ai choisi ces études car je suis, naturellement, passionnée par la littérature, mais aussi car j’estime que c’est un domaine qui permet d’avoir une bonne culture générale, de s’ouvrir l’esprit et d’être créatif ; toutefois, c’est moins vers une carrière universitaire que vers le journalisme et la traduction (à partir de l’italien surtout) que je voudrais m’orienter.

J’ai toujours aimé lire et écrire, et ai rapidement su que ces activités rythmeraient longtemps ma vie. C’est le cas depuis des années maintenant, les livres font partie de mon quotidien au-delà de mes études, avec des auteurs comme Aimé Césaire, Anna Maria Ortese, Joseph Andras ou encore John Wain, et j’ai depuis des années le rêve de publier des romans. Je me suis essayée à l’écriture de nombreux récits ; je ne sais même pas si j’avais déjà douze ans lorsque j’ai commencé à rédiger un livre, inachevé. Après cette tentative, j’ai réitéré et suis parvenue à en terminer quelques-uns, sans jamais être suffisamment satisfaite pour chercher sérieusement un éditeur.

Aujourd’hui, j’ai encore des projets en cours, dont un qui me tient particulièrement à coeur et sur lequel je travaille depuis plus d’un an, avec l’espoir de le publier. J’ai découvert le concours du Prix Jeune Audiberti via un mail de l’université et je me suis tout de suite lancée, car j’y ai vu une occasion de confronter un de mes textes à un jury de « connaisseurs » de la littérature.

Par ailleurs, le style de Jacques Audiberti me plaît beaucoup : de la poésie, de l’originalité, des images travaillées et inhabituelles, en somme un certain foisonnement auquel se mêle la simplicité par moments, simplicité qui rend les phrases poignantes lorsqu’il le faut et est une grande qualité littéraire. Écrire un texte dont le style s’accorde avec celui de cet écrivain me paraissait donc très intéressant.

En outre, le thème, « Écrivez musclé, écrivez avec vos poings ! », n’aurait pu mieux correspondre à ma vision de la littérature. Si j’écris, c’est certes pour le plaisir mais c’est surtout parce que je crois au pouvoir des mots : ils donnent au monde le sens dont il est parfois privé et l’écriture a, selon moi, une puissance non-négligeable, une capacité à secouer comme à apaiser, à montrer du doigt, à raconter l’indicible, à envisager l’utopique, à inciter au mouvement, à la remise en question. Elle peut changer la face du monde, ne serait-ce qu’en touchant un seul individu. C’est pourquoi je pense que la littérature est forcément politique, quoi qu’elle dise, et c’est son côté subversif, résistant, ainsi que sa force libératrice qui m’intéressent.

Pour mon texte, j’ai par conséquent choisi un sujet auquel je suis très attachée, la condition animale, imbriquée dans le passage de l’enfance à l’âge adulte. Je savais que, pour « écrire musclé », il fallait un sujet qui me touche, et ce moment où l’on prend conscience de ce qu’est la vie, du mécanisme de la société, de ce que les parents inculquent à leurs enfants, comme par réflexe, depuis des générations, est un de ces temps arrêtés de notre existence ; je voulais, dans ce texte, me servir du souvenir de l’instant où j’ai moi-même compris ce qui arrive chaque jour aux animaux, et raconter l’histoire d’un petit garçon qui perd l’insouciance en comprenant que son veau est mort, tué, mais qui garde l’innocence, en sauvant sur la route des grenouilles qui traversent.

Enfin, au-delà de cette lecture antispéciste du texte, j’ai également souhaité apporter une touche de plurilinguisme, les langues étant une autre de mes passions, par les mots en latin et en italien, tout en jouant sur le rythme et la longueur des phrases.

D’une nuit l’autre, Sophie Vandeveugle

La lumière s’égouttait, renfermée dans des bulles d’eau qui cavalcadaient le long des herbes hautes muées en fils dorés. Sur elles se reflétait la lune en brins jaune orangé et défilait jusqu’au sol où elle chantait des cliquetis irréguliers, avant de s’obscurcir dans le sol humide de l’aurore brisée.

Quel que fût son chemin ensuite, d’obstacles en tranchées en labyrinthes souterrains que les rats et les taupes connaissaient comme leur poche et que les hommes, en marchant, séparés seulement d’une bande de terre caoutchouc cuir chaussettes, ne pouvaient deviner qu’à un frémissement imperceptible de ces cavernes embouteillées, et puis de sentiers en galeries – quel que fût son chemin, elle finissait par rejaillir, à l’autre bout de la terre peut-être, là où l’on marche sur la tête les pieds en poche, en une pareille nuée de gouttes roses où elle se mirait, discrète, pudique, d’un coin timide et noir de son lit de vide, la lumière des astres.

Sous son air endormi s’activaient pourtant mille vies qui, cette nuit, plongeraient lasses mais décidées au coeur du monde qui pour l’homme était univers mais pour elles n’était que pont ; et d’une rive à l’autre leur traversée avait déjà commencé et commençait déjà sur le macadam humide et insensible la foule à se répandre en cadavres dont les jambes étalées disloqueraient la course, et dont les ventres rebondis se teinteraient d’un reflet gris et sang que nul jour plus avant ne viendrait réveiller.

Et lui était là, couché aussi, les membres affalés de part et d’autre de son corps frêle qui lui criait

eh, il est minuit, lève-toi donc de là

eh, quelle absurdité te déposa là

Pendant qu’il s’engourdissait d’un sommeil qu’il vit lui tomber sur la figure et lui asséner les paupières de ploc ploc et de fff… fff…, qu’il refusa cependant tout net d’accueillir, chassant d’un coup de main sa silhouette muette et sauvage.

 

Le garçon avait une dizaine d’années. Contre son dos la route s’essuyait et son tee-shirt devait avoir pris la couleur entre gris mouillé et blanc sale. Ainsi étendu en petit jésus des bois au milieu de la rue des Pins (parce que tels étaient les corps de bois qui de chaque côté l’envenimaient la journée d’ombres bienvenues), il pensait

faites que je rêve

que rien

non rien

de cette horreur ces vices ces maux

incalculables insensés

et pourris, pourris jusqu’à

comment

jusqu’à la moelle

ne soit vrai

que rien ne soit réel et que moi jamais

je ne vins

Et il ne bougeait guère, ou à peine, et son souffle, mêlé au très délicat et pudique vent qui frôlait le monde et s’en faisait oublier dès lors que frissonnantes le spectacle des feuilles le perdait en volutes sifflantes entre les pins, son souffle s’accordait sans le vouloir au rythme saccadé de ces autres corps qui se trouvaient là.

 

Mais tout était vrai, réel à quel point, comment en être certain, nul ne pouvait prétendre détenir en son âme quelconque pareil secret, mais à défaut de certitudes, il y avait au moins la chute éperdue des illusions qui n’en pouvaient pas être, aussi se dit-il, des années plus tard

tout existe donc

Alors seulement revinrent l’occuper les fragments explosés d’une époque que, ne croyant vivre, il parcourut tout de même.

 

Quel âge avait-il, à cet instant, fondu en mare humaine, rue des Pins ? Onze, douze ans, peut-être. Ni plus ni moins que ces années transitoires qui n’ont l’air de rien et sont pourtant tellement, tant de sensations, d’omissions aussi, et de nostalgies qui se préparent, maladroites, à mener l’assaut, bien qu’elles soient elles-mêmes en proie au néant des têtes vidées, lavées à l’acide, rongées par le temps dit-on, les années, et victimes seulement et pour de vrai du naufrage cyclique et blindé, absurdisssant et inaperçu (car maux universels sont normes), victimes qui à trop en être renaquirent coupables, reproduisirent insouciance, dans l’immense joie mortelle de l’innocence moquée et de la complaisance comme credo vivo maneo –

et ces visages

lavés de tout effroi

de tout sens

gardaient encore quelque beauté

ridicule

 

Il se souvint. Des bribes qui arrivèrent en une pagaille bicolore et rebelle fit des briques qui s’assemblèrent d’un geste de l’esprit et, bientôt, le mur de ses remembrances mordorées et murmurées se dressa face à lui comme une montagne dont on est un jour descendu et que l’on regarde avec dans l’oeil le goût des souvenirs y endurés et revenus sains et sauvés d’une avalanche semant l’oubli, sachant, sachant pour sûr, que l’on n’y montera plus et que des labeurs glorieuses et ruminantes ne resteront éparses plus que ces quelques paroles qui, entre les parois de notre crâne refroidi, s’entrechoqueront sans plus que notre bouche les vomissent ; et il grimpa de ses yeux rivés cette montagne-muraille qui fut sa vie ; et il crut entendre de nouveau

hé garçon

faut pas que tu t’attaches

hein que tu t’attacheras pas, dis-le

parce qu’après tu seras triste

et il n’y a pas là question que tu le sois,

garçon –

tu entends ?

Et les visages lui revinrent, dans leur splendeur modeste de gens du siècle d’hier, dont les fils se ressemblent d’une génération à l’autre, l’oeil clair la peau épaisse l’âme toute dure des vies faites ombres faites chair faites fin ;

Et parmi ces visages il y avait aussi le sien, à ce petit frère auquel il ne fallait guère s’attacher, et qu’il regardait par la fenêtre du grenier sombre où les pattes des araignées se confondaient dans l’obscurité aux toiles collantes et solides qu’artistes, elles tissaient en ouvrières infatigables ; et par delà la vitre sale, embuée parfois, une saison envahie des gouttelettes de la pluie qui ravivait partout les mares encore assoiffées de l’été, et l’autre éventrée par les pollens que la rosée perdait dans les toiles des araignées qui, elles autres, avaient choisi l’air libre ; par-delà cette vitre contre laquelle il posait son front encore tiède du lit à peine délaissé en échange d’un peu de vie supplémentaire, il y avait le petit être, doux, calme, jusque-là serein, encore tout frais et joyeux de l’ignorance qui seule l’éloignait du désespoir à venir, que lui, l’enfant de onze ou douze ans peut-être regardait déjà d’une pitié annonciatrice qu’il ne comprenait certes pas à ce moment-là mais qui, des décennies plus tard, lui revenait vive tenace terrible, excitée plus encore par les paroles paternelles qui s’y mêlaient, imprenables et irrévocables, comme un sort qu’on lance mais qui a la tête d’une phrase en l’air

le veau, garçon

tu ne t’y attacheras pas

tu me le promets ?

 

Et la mère :

laisse-le donc

il ne remarquera rien

 

Et l’enfant d’alors :

pourquoi

pourquoi

on ne lui fera rien, dites, rien

 

Et leurs regards qui n’osaient pas se regarder.

 

Alors que lui, qui tout d’ignorance à sa tranquillité bienheureuse ne se doutait de rien, le jour se promenait entre les clématites des haies qui se couraient les unes sur les autres, tout sourire, ignorantes elles aussi, de la fin qui approche inexorablement

un jour

nées à peine vécu

et paf

envolées

Il les regardait des heures, ces fleurs couleur d’hiver parfum argenté goût d’un printemps mortifère, des heures qui passaient comme d’inénarrables minutes sous la dolce luna d’un jour à peine tombé, et sur le chemin que ses yeux d’enfant peuplaient de mondes infimes qu’adultes ruinent, il n’attendait que l’instant

superbe

L’instant où il le retrouverait, cet animal frère, et il chantait, riait, murmurait au monde de ne point changer, et de ne se vêtir jamais des ombres qui voilaient les faces vieillies des bambins qui, croissant, n’étaient plus assortis.

 

Mais le monde

– que d’innombrables têtes sans plus l’âme qui les couronnait humaines envahissaient jusqu’à plus terre –

ne put tenir sa promesse

et devenu trop amer

s’y décapita.

 

Il se souvint, plus fort, dans un plissement des yeux qui ploie l’esprit pour qu’en dégouline le passé contenu. C’était une nuit étourdie d’étoiles bleuissant ciel et sur le même chemin, lui, revenait sur ses jambes que l’odeur des bois, alentour, chatouillait farceuse encore à cette heure, tandis que du village arrivait par saccades l’effervescence frivole de la fête qu’il venait de quitter ;

chapiteaux bourdonnants

chevelures bondissantes sur épaules choyées

bombés les torses

impudique valse des troncs serrés

insouciance

Il rentrait, agitant encore allègrement ses mains petites et rougies de soleil et épaisses d’extérieur – toutefois sur le chemin, la joie, toute enfantine et villageoise qui colorait les arbres réveillés en sursaut nageant dans le gris nocturne des nuits ordinaires, d’un coup sec, prit une tournure insipide quand les mains du garçon, qui voyageaient d’écorces en herbes, se heurtèrent aux flétris restes des clématites

qui étaient mortes cette nuit.

 

Aussi cancre des dieux fût-il il ne put guère ni

feindre

croire

ignorer

outrepasser

Alors quoique illusion peut-être

Il ne put guère dans l’obscur voir en cette pâle blessure mortelle des fleurs fanées qu’un

immonde présage

 

Dès lors l’homme, qui décennies s’était embourbé dans les réminiscences chagrines, sentit en lui la marée intraitable de l’enfance refluer et tout à son coeur en gerbes s’agripper de ses mains de volatile écervelé ;

fini le doux vague de l’être insatiable face aux mystères terriens que caressent les heures

stérile l’espérance

monde vaincu

fichu

écrabouillé

en motte de terre boueuse qui des vers ne laisse qu’une odeur rance ;

Il se vit enfant la crampe au ventre malade d’avance serrer les doigts entortillés qu’il avait minuscules, et errer dans la nuit dans l’attente de l’aube, les cheveux embataillés de ses pensées fiévreuses, à peine osées, marchant dans l’allée sans plus craindre le bruit de ses chaussures lacées malmenant les cailloux, marchant droit à l’étable, tout droit jusque-là, secoué d’une naïveté qui s’extirpait déjà de ses pores en fumet pleureur

la bouche en ovale

l’âme en berne

les yeux désert

 

Il se vit

entrer

sentir

chercher

voir ;

rien –

vérifier ;

à nouveau –

sortir.

 

Puis la fuite, loin du monde, de tout, s’échapper, essayer si jamais, au cas où, sait-on, au fond, ce qui en est du vrai ?, et se dire

non

Non mille fois

 

Mais si

 

Disparu

Volatilisé

– l’horreur alors, et pas de mot pour consoler le réel de s’être à ce point trahi, toute parole serait vaine pour un retour en foi et ne saurait qu’échouer à dire le trop vide des fronts enfiévrés de remords

 

Alors il fallut fuir vraiment, et il se répéta

je m’en vais je m’en vais

et plus que je ne revienne

car il est bien trop tard

mes yeux trop ouverts ont déchiré mes paupières ;

miettes terribles inondées de poison – torrents immolés – tour funèbre de ronces solitudes ;

plus ne sauront se clore jamais

 

Pendant ce temps, les parents sans songe dormaient ramollis sur leurs deux oreilles illégitimes et, l’ignorant encore, avaient accouché trois paranges.

L’enfant, sorti de l’étable poisseuse et fumante des cris affolés de la mère meurtrie qui n’avait pas même voix humaine pour que le monde daignât l’entendre et n’avait qu’à pleurer seule sur pire que cendres, s’en était allé.

 

Voilà finalement le souvenir abouti que les temps n’auront guère anéanti : l’enfant enfui, à toutes jambes sur la route blanchie par son souffle haleté, s’étalant en son milieu, et découvrant bientôt la traversée des grenouilles venues en habituées.

Il revit en même temps les corps éclatés de celles qui n’avaient plus qu’une soirée.

Revécut les sanglots ininterrompus, les mains tremblantes de l’effroi, l’image obsédante du frère animal ôté enlevé emmené loin, et du milieu de sa route matelas défoncé il tendit les bras à n’en plus pouvoir cesser son geste, ultime tentative

de sauver qui reste à sauver.

 

Ainsi d’une rive à l’autre, dans le silence lourd d’une nuit qui première célébrait en ballade morbide la fin des mensonges partout tissés, il fit passer toutes demoiselles et messieurs qui d’une mare cherchait le chemin ; tandis que dans l’ombre il devinait toujours les remords de la mère privée du fils.

Il resta là, allongé sur le ventre désormais, se relevant d’un bond tout de délicatesse animale à chaque fois qu’une grenouille s’attardait sur la route qu’aucune roue n’écrasait depuis bientôt une heure – et ainsi demeura jusqu’à ce que l’aube prévînt par les premiers pépiements et l’étirement des fleurs environnantes de son arrivée prochaine.

 

Il n’était pas six heures lorsqu’il se releva, esseulé, sans plus grenouille ni crapaud pour traverser l’entrave des bois ; et un fourmillement timide lui trottait dans les chevilles, et partout dans son corps s’agitait le flux rouge brun de sève qui, parcourant poignets, cuisses, épaules, en dévoilait les molles courbatures de la nuit veillée.

Il y avait là quelques heures écoulées humides durant lesquelles toute pensée miséreuse s’était vue contrainte de passer son chemin ; mais, le nocturne passé à son tour, son âme n’avait d’autre choix que de se plonger tout entière dans la réalité obscure qu’amenait insensible le jour.

 

Dès lors rentra-t-il chez lui, davantage porté par ses pas raisonnables que par quelque volonté véritable, et, entré par la porte déjà ouverte de la cuisine – fumée brûlante surmontant deux tasses, fracas du pain que l’on scie, paille ronronnant sous les assis-debout des corps là actifs, visages encore ronds et cernés – il vit sur la table un grand verre de lait qui feignait de l’attendre sous les têtes cruelles et gênées qui feignaient, elles, de n’avoir pas attendu, le retour de l’enfant trahi. Mais impassibles presque, aucune voix n’en sortit, même comédienne ou rompue, et les gestes seulement parlèrent : bras imprévisible arraché à sa bienséance, tendu dans l’exaltation du désespoir, et éclats, éclats dispersés sur le sol et noyés dans leur sang blanc à peine trait.

Et ce mot, que rendaient en échos invisibles les bris de verre sur le sol de pierres, juste lui, lèvres saisies :

Voleurs –

Puis le silence.

Le petit garçon, dans la plainte de l’escalier qui grinçait des dents sous la course, se précipita au grenier, noir et vide comme seul refuge, se confondit aux toiles qui lui couvraient les cheveux gonflés d’humidité et de sommeil, et appuya son front contre la vitre encore froide et pour toujours insalubre ; derrière elle la prairie endeuillée couvait de ses herbes bruissantes d’insectes les sabots faibles de la mère faite mirage.

E così fu.

 

L’homme s’était souvenu – et du souvenir l’homme ne put que penser

Ainsi périssent les enfants

Et d’une nuit annoncent l’autre.

Les photos de la remise du Prix Jeune Audiberti 2021
le 13 novembre 2021 à Antibes

Article du site belge NoTélé.be du 17/11/21
sur Sophie Vandeveugle, lauréate du Prix Jeune Audiberti 2021

Dans ce texte, on suit d’abord « la lumière qui chante des cliquetis réguliers » où la vue et l’ouïe s’accordent. Cette lumière suit son chemin qui « finit par rejaillir à l’autre bout de la terre là où l’on marche sur la tête ».

On découvre alors un enfant sensible à cette aurore et qui se perd dans les sensations de son réveil, comme nous nous perdons dans les sinuosités des longues phrases bien rythmées, tout Audibertiennes, faites d’incises, de retours, de reprises.

Je la cite :

« Et il ne bougeait guère, ou à peine, et son souffle, mêlé au très délicat et pudique vent qui frôlait le monde et s’en faisait oublier dès lors que frissonnantes le spectacle des feuilles le perdait en volutes sifflantes entre les pins, son souffle s’accordait sans le vouloir au rythme saccadé de ces autres corps qui se trouvaient là. »

Puis soudain il y a cette brièveté violente, ce mot rejeté à la ligne, seul, comme un morceau de chair qui pend, comme une chute dans le billot de la guillotine : « s’y décapita » que vient suivre plus loin, cette triade : « monde vaincu/ fichu/ écrabouillé ».

Et tout d’un coup nous passons au « je » qu’exprime le narrateur : « mes yeux trop ouverts ont déchiré mes paupières » et vient aussi cet archaïsme qui ajoute à sa vision d’enfant « plus ne sauront se clore jamais ». C’est le passé, c’est l’enfance qui ressort meurtri.

Alors l’enfant fuit, et dans sa fuite, il rencontre des grenouilles que l’auteur appelle « frère animal », oui, exactement comme Audiberti appelait les animaux nos « frères inférieurs », qui les aide à traverser par une belle expression « l’entrave des bois ».

L’enfant rentre alors chez lui ; le lecteur est invité à voir par ses yeux une scène de table :  « Dès lors rentra-t-il chez lui, davantage porté par ses pas raisonnables que par quelque volonté véritable, et, entré par la porte déjà ouverte de la cuisine – fumée brûlante surmontant deux tasses, fracas du pain que l’on scie, paille ronronnant sous les assis-debout des corps là actifs, visages encore ronds et cernés – il vit sur la table un grand verre de lait qui feignait de l’attendre sous les têtes cruelles et gênées qui feignaient, elles, de n’avoir pas attendu, le retour de l’enfant trahi.»

A vrai dire on ne sait pas à la première lecture ce qui s’est passé, hormis ce sentiment de la perte de l’innocence d’un enfant de dix à douze, « cancre des dieux ».

L’autrice nous raconte ce passage difficile à l’âge adulte et le souvenir de cette perte que l’homme porte toujours en lui. Ainsi va le monde, ainsi vont les jours, ainsi viennent les nuits « d’une nuit annoncent l’autre » qui donne son titre à ce très beau texte avec une référence à Céline.

Ce texte nous permet de voir au plus près le travail sur la langue à partir des sensations de l’être humain. On pourrait même croire qu’il les crée, qu’il les redécouvre au moment où il s’écrit, tant ses descriptions sont vives et profondes.

Sophie Vendeveugle a parfaitement compris les rouages du style de l’auteur de Monorail : gageons qu’on parlera d’elle.

 

Bernard Fournier,
Président de l’Association des Amis de Jacques Audiberti