PRIX JEUNE AUDIBERTI 2023

Le 20 octobre 2023 a été remis à Antibes le Prix Jeune Audiberti 2023
décerné à Emma Lefranc et Aurèle Dieudonné

L’en deçà embêté, Emma Lefranc

Elle avait dans la tête comme le bourgeonnement confus de l’aube qui court. Virevolte la voltige au creux de ses songes – elle devinait les ombres déjà ténues qui s’élevaient encore, n’ayant bien pour langage que l’étrange et l’immuable. Elle glissait dans la conscience, hissée à la vigie de l’inconscience tricorne en travers, pendentif rose boursouflé faufilé par l’entrebâillement d’une troupe de perles nacrées qui par éclats jetaient sur le monde un reflet narquois.

D’un frais matin le ciel venait cueillir le jour de ses doigts tendres, effilés comme une ligne d’horizon au coup d’un fusain. Galope la galopine à la proue de son rafiot ; elle se riait du tumulte au coeur du bal des étés et des hivers enlacés. Ce matin-là elle se levait auréolée de sa joie poupine et poupée de porcelaine – va, courir au fil du ciel et de l’océan – elle se levait en vérité, bambine gorgée de mesquineries à la nausée.

Du salon des échos voilés, tout juste familiers dans le monde qu’elle s’en allait chaparder. Elle lança, une vague dans la voix, un oui parfumé d’édens et d’ailleurs dont elle seule connaissait la saveur, puisqu’elle seule le manigançait de toutes pièces, et elle allait, le cartable fier en guise de trophée sur l’épaule, les lèvres encore pleines de sourires et enflées de baisers poudrés de cacao. Moussaillon arpentant la carte du trésor, matelot et capitaine de pacotille, petit sylphe des océans s’élançant comme l’écolier se précipite vers l’irraison, lueur frétillante par va-et-vient qu’on n’osait lui enlever et que l’on contemplait, les yeux pleins d’éclats.

Elle se dérobait à eux. Le jour avait éclos, elle apprenait à fuir. Elle apprenait à apprendre et s’oubliait dans la blancheur des cahiers – oubliait que le monde donc était venu la tirer de ses songes et qu’incapable de s’en défaire, elle les volait et leur chuchotait de se presser au fond de sa besace de chapardeuse. Alors on lui tirait du dos une grimace ; elle dansait, s’élevait vacillante, ses jupes pleines de tulle et ses poches repues d’astres qu’elle disposait sur la table ; elle fredonnait, pour chasser la curiosité et savourer encore les délices de l’esprit, comme de ses lèvres naissait la rencontre de la nuit et du jour, joues bouffies de rire et d’arrogance. Comme, par ses propres joyeusetés, elle venait ouvrir les bras à la frénésie, comme elle riait de les voir s’arracher à eux-mêmes et de se triturer les ménages, comme petite elle se trouvait grande !

Battait contre ses tempes un rythme de rase campagne et défilait le temps des rivières qu’elle voyait pousser, les lèvres grosses de baies, à la croupe des joliesses et des beautés en cascade.

 

Danse, danse, pourquoi ne danses-tu pas ? Ne vois-je pas naître en toi le monde, ne le vois-je pas qui croule et s’écroule ?

Chante-moi – pourquoi ne chantes-tu pas ? N’est-ce bien que cette crainte pour leur regard ? N’est-ce bien que le jeu de leurs yeux ?

Garde-moi, garde-moi, puisqu’il n’est que moi pour te grandir et te mûrir comme un fruit trop mûr mûrissant encore à la caresse de mes mots. Enfant, c’est ton argile dont je te fais présent, c’est lorsqu’entrelacés nous nous couchons et nous voilons, qu’enfin nous nous entrapercevons – et ne suis-je pas toi, n’es-tu pas moi ?

Nous sommes l’une et l’autre embrassées, tu vis par-devers moi et je vis en dévers de nous.

 

Elle riait d’entendre la voix bonne amie qui à l’oreille lui sifflait des friandises ; mais tantôt se flétrissait le printemps de ses songes et les elfes tapissaient alors sa couche de brindilles sur le bas-côté. La pluie lui saupoudrait les joues de sel et elle sentait muer sa langue qu’une bourrasque froide lui fichait au palais.

Seulement les fées se soustrayaient à sa poigne et s’égaillaient fuyardes et malavisées – deviné à peine le caprice du feu rongeant l’émeraude des prairies et les contrées fantasmagoriques qu’elle s’était efforcée de si bien bâtir – et comme, cherchant sa culpabilité en réponse au rêve croulant qu’elle trouvait encore vierge, elle se retournait alors, et se heurtait, horreur, à la sévérité d’un visage durement buriné.

Désormais on lui tirait du dos des colères, et de face des misères. Elle sentait en elle la plaie béante et le sang giclant goutte à goutte – blessée, foncièrement mutilée au profond de ses entrailles, pourfendue d’un sabre en travers de la panse, et interrogeant sans cesse le corps qui lui avait donné jour, elle sentait s’entre-glisser des doigts, tandis que s’écaillaient les bourgeons qu’elle avait crus d’abord intouchables et que le temps embrasait au creux de ses paumes – pom-pom et pomme d’api, oust ! Elle s’effrayait de ne pouvoir se donner voix et gardait le souvenir de ce matin duquel elle était née, bouffée de facétie, dorénavant bourrasque de frimas. Elle tournait les pages, encore. Le friselis du papier froissait ses espoirs.

 

On tonnait après elle de grosses voix lourdes et furieuses – tonnerres roulant et s’agitant à l’aube dans l’arabesque d’un cumulonimbus gros de malheur – tandis qu’elle se rappelait d’eux bouffis de sourires tout juste en venant. Un dernier soleil de midi basculait sur l’horizon, et la lumière ondoyait comme au creux d’une vague. Les voix glaçantes se déversaient, se dispersaient, ricochaient, d’un macabre torrent, vacarme alors au grondement d’un courant d’air qui ne la portait plus.

Petite fille qu’un après-midi d’hiver avait fait échouer sur les berges de l’école, elle tendait l’oreille. Elle se souvenait, le matin même, qui caracolait après les fées rieuses, et désormais voilà la jeune fille qui patientait, à assommer le bord de sa table de coups de poing rageurs. Elle tapait des doigts sur le bois, un, deux, trois, trouvait quatre adjectifs jouant aux timides entre ses phrases – proposition préposée prédisposée à proposer l’avant-propos du prochain prépropos ? Elle se frottait les tempes, sentait qu’on lui tirait les pensées par l’oreille. Elle fit volte-face et tombait nez à nez avec le grattement d’une plume décidée.

« Mademoiselle. »

Sademoiselle fronçait les sourcils – un oiseau piaffait par-delà les vitres.

Qu’y aurait-il en deçà de l’au-delà ?

Elle pensait que Dieu était une fée déchue qui venait titiller le monde. Elle faisait exister la fée-Dieu par-devers sa croyance et s’en trouvait ravie. Suffisait-il aussi de songer au rêve réalisé de toutes ses forces pour l’invoquer à elle ? Elle dévisageait le blanc de son ignorance – le blanc de sa feuille encore vierge – comme si elle eût souhaité lui entendre crachoter des histoires. Le prince charmant était sans doute démodé.

« Mademoiselle. »

En deçà… de l’au-delà ?

Elle songeait que c’était idiot de poser des questions et d’en faire des mystères, polis par leur bêtise. D’une pointe de crayon, elle traçait quatre arabesques en boucles modestes, ensemble embrassées, N O U S. Elle pencha la tête d’un côté. Nous, en soi un conte de fée, en soi la mélodie mélodieuse en chuchotis dévêtue, nous, c’était encore absurde, c’était un songe d’enfant, elle ratura nous et voulait écrire R I E N, seulement rien n’avait l’air de rien, alors elle répondit T O U T et ce fut tout.

En rassemblant ses choses, elle s’attendait aux remontrances. Elle s’inventait son père rouge de fureur et sa mère blanche de perplexité et elle verte de honte et eux trois se crachant mutuellement des postillons à la figure, alors elle faucha son sac et s’en fut.

C’était bête, disait-elle, sa petite amie dans la tête que les devoirs n’abrutissaient pas encore, c’était bête que d’abandonner.

Mais je n’abandonne pas.

A-t-on idée d’abandonner ?

C’est un si méchant mot.

Ne vois-je pas naître en toi le monde, ne le vois-je pas qui croule et s’écroule ? N’avais-tu pas les joues encore pleines de myrtilles et les mains de sorts à jeter ?

C’était bête, rétorquait-elle. C’était un jeu d’enfant qui ne sait faire face. L’enfance est d’une grande lâcheté. Elle se dérobe et se nécrose.

Mais l’enfance voltige, l’enfance galope, l’enfance danse, l’enfance se pelotonne et se déflagre, l’enfance apprend encore sans connaître la honte consciencieuse de l’adulte, l’enfance est grandissante tandis que l’âge implore de nouveau la terre. L’enfance se forge et se fond – qui es-tu, grande petite personne ? Tes mots et tes maux tourbillonnent, sont-ils à ce point forts pour frapper d’effroi les petites fées qui alors s’offraient à toi ?

Qu’importe, décidait-elle. Je suis affairée sans les fées, maintenant. M’aiderait-elle à bâtir l’avenir ? M’aiderait-elle encore à tenir le loyer ?

Et c’était bien vrai.

 

Elle se rapprochait de la maison. Le ciel était gris. Elle traînait sa sacoche en travers de l’épaule. Elle aurait pu entendre gronder l’horizon, pour peu qu’elle l’eût souhaité. L’hiver leur était tombé sur le nez – elle avait froid. Elle gagnait son vieux foyer d’une démarche décidément indécise. Ses parents, s’imaginait-elle, qui l’attendaient. Se grisant les pieds au bord de la cheminée. Elle se prit à soupirer – il faisait si bon vivre chez soi. Juste devant son perron, une large avenue mangeait les micocouliers. Gamine, c’était le chemin de l’école. Quelques fois, en passant, elle chapardait des figues au voisin et se persuadait que les elfes les lui avaient offertes.

C’était bête.

Elle soupira d’un souffle glacé.

Elle marchait

bas

cherchant et cherchant

la petite sylphe

qui un jour avait fermé à double tour

la porte de sa hutte

et jeté les clés.

 

Pouvait-on encore regretter de ne pas avoir su s’accrocher ?

 

Puisque le bourgeonnement bourdonné de l’aube fleurissait à peine alors, elle bondissait d’un pas à l’autre enivrée encore par un rire de dryade qu’elle avait déniché la tête à l’envers au creux d’une racine pour serrer la patte au gland glissé à bas du vieux chêne – et les fanfreluches de son jupon valsaient délicieusement sous le fredonnement du vent, comme un cosaque tranquille de petit enfant qui serpente et serpente chantant encore et encore les mêmes chansons de petit enfant. Chapeaux pointus de loin en loin chapeautant la sylve qui s’étiolait en rictus d’elfes. Au son des contes elle comptait, un deux, trois,

Nous irons au bois !

 

Elle s’arrêta. C’était bête, se morigénait-elle. Le doux-amer du souvenir rendait plus difficile son sourire. Elle reprit sa marche. L’hiver lui crachait à la figure sa bienvenue. Elle marchait à l’infini sous les micocouliers chauves. Le ciel s’étirait morose jusqu’à l’horizon.

 

Mais oh ! Quoi donc, matelot, s’écriait-elle ravissante en s’élançant alors, à l’impétueuse bravoure qu’un moussaillon tirait du fourreau, que vois-je donc poindre à notre proue ? N’est-ce bien par tous les tonnerres de Neptune qu’un escadron d’escadons ?

Elle secouait le menton, amusée. Les nuages grondaient toujours. Ils menaçaient de crever. Mais elle restait plantée au beau milieu de l’avenue, cherchant à rencontrer la même petite fille qui battait les tambours dans sa mémoire.

 

Vaille que vaille, la vigoureuse valeureuse s’extirpait des afflux magistraux de la petite faucheuse – celle qui charrie les brises d’espoir sucrées par le suc du songe – et grignotant ses mots d’un rire couvert de baies, elle s’exclamait, poussée par une férue fée tintinnabulante :

« Ohé, moussaillon ! Tu as une épée de Damoclé sur ta taie !

— Comment ? demandait-elle en creusant les sourcils d’une ride.

— Tu as chassé les fées, embêtée ! Tu as pêché les rêves de s’arrêter sur ton chemin. Oh ! Réveille-toi aujourd’hui, chère enfant, réveille-toi enfin pour apprendre à l’enfance à faire face, à ne se dérober de rien, quoi ! n’attendons plus désormais que vienne le sacrifice de l’âge, il est tout à toi.

— Je ne comprends pas, disait-elle encore. »

Seulement déjà l’elfe s’élançait au-devant de ses propres pas pour ombrer la grisaille d’un bourdonnement d’amusement, comme le sanglant éclaboussement d’une aurore, et fredonnant elle trouvait une rime à musaraigne et tirait d’entre ses canines malignes une langue acérée de vipère, de celle que le jour voit courir la brousse et la cambrousse, filante à l’infini et filant la laine de la vie.

« Attends ! réclama-t-elle, mortifiée soudain de la voir s’éloigner. Attends ! »

 

Elle se mit à courir. Son souffle criait grâce. La petite tête blonde disparaissait au fond de l’avenue. Elle voulait encore lui crier après, mais songea que c’était vain et s’immobilisa à la hauteur d’un palmier qu’un fil électrique embêtait.

L’enfant était tourbillon, pensait-elle, un tourbillon désassorti en pièces détachées piochées au hasard de l’inspiration.

Et puis

elle se demanda

pourquoi elle l’avait laissée

s’enfuir

et ne jamais revenir.

Typhon, Aurèle Dieudonné

Les années font le vide ; droites, linéaires, noires. Les foules se pressent. S’effritent. S’éloignent. Où ? Partout, sur les bords de Seine, entre deux immeubles sans lumière et plein d’écho ; partout, sur les quais quotidiens de l’instant indécis ; partout dans l’agitation urbaine des bureaux, sous les minces cheminées d’usines.

Enseveli sous l’Etna, le funambule perd son équilibre, le temps son horizon ; les trajectoires se croisent, s’entremêlent, bientôt, quand ? le temps d’un regard, loin de cette pièce, de cette infinie pièce, pièce à vivre, à mourir ; mélancolie, murmure danse inlassable, écheveau chaotique, une tique qui pique, vole, achève et

rideau.

La flamme des bougies se trouble ; l’étincelle disparaît ; le bateau coule, navire malade, dans un tourbillon sans contours rempli de papillons éphémères ; une vague légère, sans repères, comme autant de mystères.

Pourtant, quelque part broutent les chevaux, cheveux agités, là, tout près, quelque part dans le lointain, sous un cyprès lointain ; une large surface miroitante d’eau, l’âme en flot, complicité com-plice avec l’oiseau marin. Une nappe luisante assaillie d’espérances.

Mais ici, à des kilomètres de la vallée,

s’évanouit le destin d’un futur clandestin.

Il gagne sa vie et perd son temps. Il s’applique, applique les règles, consciencieux, sourire aux lèvres, endure en silence ; il lancera sa haine plus tard, intérieure tristesse assidue, martyre sanglé, attaché au corps, sport terrible, impossible, fatiguant, ébranlant, un pont instable, impitoyable, au-dessus d’un passé vacillant, en contrebas duquel battent les âmes passées effacées. Le jour ne se lève pas. Ne se couche pas. Est-il seulement ?

Il se retourne, fait l’état des lieux. Quatre murs. Chambre minuscule, prison sans fenêtre, lucarne salie par tous, toutes, qui ? Le monde, les autres, lui-même. L’horloge est faite de bois ; rivée à un mur blanc elle indique ce qu’il reste, stable au fil des heures, secouée par les années, tiraillée par les pleurs.

Il respire à pleins poumons, assailli par l’excitation, soudaine espérance, car quelque chose se prépare. Un vent fort, une tempête.

 

Les histoires résonnent

Corne d’abondance, Graal et impostures des idéaux

Dans son esprit raisonnent,

La rumeur sourde des échiquiers qui, sur la plage, dessinent la roche.

Grand vide submergé qui frissonne,

Frissonne encore, s’étire en vain le cyclone éternel

Sur lequel s’endormira la couronne.

Le vent d’ouest, Dieu inentendu, inattendu, plein de bruit et de fureur,

Regards jetés, pardonnés, l’Homme pardonne,

Pluie de pierres, d’or, de peines, de morts, décadents, détrempés, détrompés,

Il donne.

Reprend.

Abandonne.

La société.

 

Il aimerait faire l’amour à l’inconnu paysage, Muse invisible ; retrouve-moi, plus tard sera perdu, plus tôt sera trop tard, frappe, il en a besoin, envie, c’est moi, et jamais plus Moi. Le temps perdu du temps retrouvé, c’est moi, cette brume évaporée, c’est moi, et toujours je glisse, juste là, entre tes doigts, dans le silence de l’oubli sans la moindre étincelle, c’est moi ; Moi est éteint ; grain de sable du ciel noir fané, fleur qui traverse, filante, les astres, Moi est cette étoile blanche sur la plage blanche,

page blanche.

 

Puzzle incomplet dans une foule dense ; retrouvons la partition, jouons cette mélodie des vallées lointaines, en contrebas, où s’amusent de nos vies mondaines les chevaux endormis. Ici, les murs se resserrent. Se rapprochent. Parlent. « Tu es là, tu es nôtre à jamais ». Oui, c’est vrai ; peut-être autant qu’une peinture précieuse, fragile, du réconfort verdoyant, source infinie d’inspiration, d’émerveillement ; c’est vrai autant que la fragilité du temps ; qu’une rosée matinale tiraillée par un arc en ciel noir ; qu’une mélodie suspendue dans l’air, souffle léger disparaissant petit à petit ; qu’un battement de coeur au milieu du champ jaunâtre, ambré, ride du passé déjà parti.

Tromper l’ennui, tuer l’ennui, appel au secours, constat déchirant, ravissant, il est ravi. C’est main-tenant. La tempête ronge, torture, pique,

l’anime.

Action ! c’est ça, c’est là, à portée de main, bientôt ce ne sera plus, ce n’est déjà plus, ça revient, ça repart ; au secours ! je serre les poings, comme l’écrivain sans idée, sans histoire ; au secours ! je pleure ceux qui m’ont oublié ; au secours ! j’appelle le loup messager de la nuit et son chant lugubre, cri d’une main tendue, s’étale au coeur des prairies de mon coeur passionné par le précieux présent d’un poème précieux ; c’est promis, je promets, j’en fais la promesse, à jamais, à toujours, mainte-nant, hier, demain, quand il n’y aura plus rien, pas même les mains, je serai ailleurs, perdu loin d’ici plutôt qu’ici ; déshumanisé, volé, robot ambulant, pourquoi ? Pour qui ?

Patience.

Il faut pardonner. Partout, c’est pareil. Les murs deviennent les parents, les protecteurs, profi-teurs, pollueurs, patrouilleurs, ils encerclent, jouent de leur pouvoir, car ils en sont pleins, complè-tement remplis à ras bord, et tous s’enroulent autour de cette promesse du paysage précieux, joyeux, vert et rouge et bleu et jaune et princier.

Lui, l’Homme, sait. Il sait parfaitement. La porte s’ouvre. Il est poursuivi ; le diable est à ses trousses, Zeus aussi peut-être, mais le verra-t-il dans sa fuite future et passée ? Où est-elle, la belle vie ? Derrière cette porte ? Plus loin ? Dans l’obscurité luisante ? En bas ? Au-dessus ?

Avant ? Après ?

C’est trop tôt pour le dire,

mais est-ce trop tard pour le vivre ?

Le loup chante toujours. Il est écouté. Suivi de près. Où va-t-il ? On s’en fiche. Il s’éloigne à une vitesse hallucinante, lancinante, dans un écho envoutant comme une ombre fugace, insaisissable et lente, très lente. Gardien des secrets de la forêt, il s’évanouit dans la nuit qui s’enfuit. Et lui, l’Homme, suit. La mélodie s’évapore comme toujours. Il la retrouvera. Un jour. C’est sûr. Car enfin il est sur le chemin, derrière le loup ; il est suivi par la tempête ; encerclé par son typhon de liberté. Un moment, il s’écrie : « Me voici ! ». Puis, juste après, ou juste avant, ou pendant, il chan-tonne quelque chose comme :

« Adieu !

On se reverra ailleurs, loin du très bon Dieu,

Cavaliers, précipitez-vous sur ses échos,

Vous aussi, prenez cette chance avant d’être trop vieux,

Oubliez tous ces maux et achevez-les trop.

Adieu !

Emporté, une lance de feu glacé jetée

Entre deux étriers explose le bel éclair,

Clair comme l’ascension de la fausse vérité,

Clair comme la belle et longue descente aux enfers.

Adieu !

Jamais, avez-vous songé, tandis que j’allais

Au-devant du nuage obscur de toutes nos âmes,

Il n’y a pas de vie, jamais, où promenaient

Nos rêves entre nos cauchemars mangés de flammes. »

 

Il l’a trouvé. Il l’a regardé. Détaillé. Tout était exactement comme dans son imagination, cette fontaine jaillissante, infinie, qui finirait sa course avec lui, ou peut-être après, ou peut-être avant. Là, il voit ce qu’il veut, là où là-bas il ne voyait plus rien, rien que lui et les autres, rien que quatre murs.

C’est le crépuscule doré d’une fin de journée. C’est la vallée, la montagne, la quiétude des espaces sauvages. C’est une troupe de chevaux, pas troublée pour un sou, troupe libre, enroulée dans un trou trouvé plus tôt, ou peut-être plus tard. Il avance doucement, c’est le moment, c’est l’instant, ou ça l’a été et ça le sera, parce que tout a été et tout sera, il le sait, il le sent, mais ici, rien de tout ça ne compte plus, il n’y a plus de jour, plus de fin de journée, plus de vallée, ni de montagne, ni d’espace, il n’y a que ça, cette chose qui n’est pas soi, qui ne le sera jamais, ou qui l’a été, et il aime cette sensation, il l’adore, il en demande encore, il en redemandera comme il l’a déjà demandé, il est avec Dieu et le Diable, ils ne font qu’un, comme un jour ils feront deux, comme un jour ils faisaient trois, et tout s’enchante, il chante, crie, pleure ; il jouit et regarde les silhouettes argentées et irréelles comme la plus réelle des apparitions, et tout se dessine sur ce fond de ciel argenté, et le secret semble s’étaler devant ses yeux et le sol craque sous ses pas, les feuilles s’étalent devant lui, chemin parfait, chemin brillant, chemin craquant, et les rosiers sont fleuris, et les oeillets répandent un parfum puissant, doux, et les chevaux lèvent la tête, et les murs ont disparu, et le temps n’existe plus, et les crinières flottent au vent, et la porte s’ouvre et les fenêtres s’éclaircissent, et…

… et l’univers est devenu, devient et deviendra cette âme soeur attendue,

Tendue comme le long fil d’un équilibriste détendu.

Le typhon, au plus près de son coeur, est passé ; il fait partie du passé ; ou peut-être du futur.

L’un des chevaux s’approche lentement, il a entendu, distinctement, la voix de Dieu mélangée à celle du Diable et il connait l’importance de cette rencontre. Il pose sa tête sur l’épaule de l’Homme. Silence ; l’Homme sourit. Paisible. Puis, au milieu de cette vallée perdue retrouvée, L’Homme em-brasse la vie et s’écrie :

« Je suis maître de mourir ici, où le temps n’existe plus, où l’horloge ne tic-tac pas, où seuls les chevaux, témoins silencieux broutant leur herbe dans le pré argenté, pourront parler d’années, de saisons, d’instants, où seuls les autres ne pourront comprendre, trop aveuglés par cette société saucissonnée de tristes solitaires sociables. Je suis maître de mourir ici, dans ce sanctuaire salutaire, et je mourrai ici, sous le ciel toilé, étoilé, sous mes confidents, sous ces chevaux ennuyés par les mouches, j’irai vers l’infini sereinement, et rejoindrai les âmes du temps, sous la terre qui m’est devenue si légère. Terminé le souffle de la ville, ce colosse épuisé de fatigue, ces cheminées et leurs nuages de charbon. J’en ai fini des murs, fini d’être asservi ; fini de la mort, je retourne à la vie. »

Voici le texte critique de Nelly Labère,
Administratrice de l’Association des Amis de Jacques Audiberti

 

« Ecrivez musclé, écrivez avec vos poings. »

Cette phrase célèbre d’Audiberti à Claude Nougaro n’aura jamais aussi juste qu’en cette 4e édition du Prix Jeune Audiberti.

Pour la première fois dans l’histoire de ce Prix Jeune, pas un lauréat. Mais deux !

Le jury s’est réuni, consulté, réuni encore : impossible de départager deux textes dont la qualité littéraire nous a conquis. Alors, sur le podium de la victoire de ce 4e prix jeune, il a fallu mettre deux marches au même niveau. 2023 aura bien été une année pré-olympique.

A égalité, à parité, Emma Le franc et Aurèle Dieudonné sont tous les deux ces finalistes du Prix Jeune Audiberti.

« Vous devriez écrire plus direct, plus saisissant, plus boxeur », pousuivait Audiberti à Nougaro. Nougaro l’a pris au mot, lui qui mettait dans sa loge un peignoir de boxeur et qui écrivit sa célèbre chanson « quatre boules de cuir »

Les lauréats de ce 4e prix ont eux aussi bien entendu ce conseil du grand Jacques. Car déjà, l’an dernier, ils avaient tous deux soumis un texte pour une édition du Prix Jeune Audiberti consacrée à Molière et Audiberti avec une mention spéciale du jury pour Aurèle Dieudonné.

« Quatre boules de cuir tournent dans la lumière, Boxe, Boxe ».

Voici que le Typhon d’ Aurèle Dieudonné nous file un direct.

Voilà que L’en-deça embêté d’Emma Lefranc nous cole un crochet.

Deux textes, deux techniques, deux poétiques. Mais au fond, de l’Audiberti toujours en sourdine.

Chez Audiberti, le mal court dans sa pièce qui porte bien son nom Le mal court : « Avant tout, ce qu’il faut, c’est que coure le mal. Le mal court. Vous le voyez ? Comme il court bien ! Furet ! »

Alors que le typhon avance chez Aurèle Dieudonné, sortent les loups, prêts à dévorer. « Le loup chante toujours », rappele-t-il et voici que l’on tremble pour la gamine d’Emma Le franc qui fait l’école buissionière en chantant « nous irons au bois », le bois des fées et des elfes.

Tous les deux parlent de ces évasions que sont la littérature. Ces  « quatre murs . Chambre minuscule, prison sans fenêtre »  dont il faut s’évader. Par la rêverie, par la vie, par la poésie. Poétiques, leurs textes le sont assurément. D’ailleurs, le poème s’invite dans la prose chez Aurèle Dieudonné pour un faux Adieu. Moment de suspension dans son combat avec les mots, cet adieu n’est, qu’en réalité, qu’un retour. Et voici que les quatres murs de la chambre se tranforment de nouveau en ring et que de nouveau…

« Quatre boules de cuir sur quatre pieds de guerre
Bombardent le plexus, Boxe, Boxe ».

Aurèle Dieudonné s’élance :

« Action ! c’est ça, c’est là, à portée de main, bientôt ce ne sera plus, ce n’est déjà plus, ça revient, ça repart ; au secours ! je serre les poings, comme l’écrivain sans idée, sans histoire ; au secours ! je pleure ceux qui m’ont oublié ; au secours ! »

Emma Le franc part à l’assaut :

« Désormais on lui tirait du dos des colères, et de face des misères. Elle sentait en elle la plaie béante et le sang giclant goutte à goutte – blessée, foncièrement mutilée au  profond de ses entrailles, pourfendues d’un sabre en travers de la panse, et interrogeant sans cesse le corps qui lui avait donné jour, elle sentait s’entre-glisser des doigts, tandis que s’écaillaient les bourgeons qu’elle avait d’abord crus intouchables et que le temps embrasait au creux de ses paumes – pom-pom et pom d’api, oust ! Elle s’effrayait de ne pouvoir se donner voix et gardait le souvenir de ce matin duquel elle était née, bouffée de facétie, dorénavant bourrasque de frimas. Elle tournait les pages, encore. Le friselis du papier froissait ses espoirs. »

Tous deux parlent de la vie, de la mort de l’enfance, de celle des rêves et des espoirs, mais aussi de l’écriture comme force vive. Celle qui fait pleurer les étoiles, se réveiller les rêves et palpiter les mots. Au contact de leur prose si charnelle, ou l’incarnation inquiète l’au-delà et l’en-deça, ce sont bien deux écrivains qui, hors-combat, remportent la victoire sur les mots. Ceux qui s’écrivent au sortir de l’enfance pour parler de l’innocence perdue, du pardon de soi et des futurs à construire. Ceux qui invitent à célébrer Audiberti non plus en père mais en pair, dans une circulation vive de ce verbe qui s’est fait chair. Bravo aux deux jeunes puncheurs, et Boxe, Boxe !

Emma Lefranc

 

Emma Lefranc, sous son nom de plume Estelle Lemerlet est une jeune écrivaine antiboise, férue de littérature depuis l’enfance.

Elle poursuit ses études au Lycée Jacques Audiberti à Antibes en Spécialités Humanités, Littérature et Philosophie (HLP), Littérature anglaise (LLCE) et Histoire- géographie, géopolitique et science politique (HGGSP), option LCA Latin.

Emma se consacre longuement à l’écriture, qu’il s’agisse de textes, nouvelles, slams, poésies, et romans. Elle aime aussi le théâtre, le cinéma et la musique.

Emma a effectué de nombreux voyages familiaux (Europe et Asie).

Voir son CV.

Aurèle Dieudonné

 

Aurèle Dieudonné écrit des fictions tous les jours pour voyager et s’exprimer à sa façon.

Licencié en Lettres Modernes, Master Lettres et Création littéraire parcours littérature, francophonie, création.

Outre le Prix Jeune Audiberti 2023, a écrit de 2018 à ce jour : Poker Face, édité chez l’Harmattan, Galilée 211 édité chez Concerto Edition, et un recueil de nouvelles l’Ange des Autres, édité chez Concerto Edition.

Aurèle Dieudonné a également réalisé un documentaire sur la vie d’un peintre contemporain, Dominique Baur.

Aurèle Dieudonné pratique la batterie, il aime le théâtre et le cinéma.

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Mention spéciale du jury 2023

Bernard Fournier, Président de l’Association des Amis de Jacques Audiberti s’exprime sur le texte de Noémie Mourey, mention spéciale du jury 2023.

Ce texte, d’un seul bloc, se perd parfois en incises pour mieux retrouver une ligne directrice, celle de la fin d’une d’écriture « il faut que je termine d’écrire » associée à la fin d’une liaison.

Riche d’introspection, il explore avec acuité les scènes de cette rupture qui inspire une certaine nostalgie.

Le texte est bien rythmé par des phrases tantôt longues, tantôt brèves, des accumulations lexicales et des rimes intérieures.

Parfois l’auteur introduit une certaine confusion (elle le dit : « j’entremêle les sillons »), confusion qui se dissipe par l’évocation, tout à coup d’une réalité, le nom des places, la terrasse, la chambre.

Belles formules : « les grands brasiers se vivent de l’intérieur », « l’au revoir est à retardement », « j’ai des mains de drames ».

La fin est énigmatique à souhait : « la force d’une invincible chanson d’été ».

Noémie Mourey

Souvent, j’essaie d’oublier qu’il faut que je termine d’écrire. Souvent, entre la salle et la terrasse, depuis le trottoir que tu connais, je les froisse salement les notes déjà encaissées. Parfois, j’en noircis le dos, au point de t’y enfermer, et tant rétrécie dans mes petits papiers, je peux te rouler, te plier, te déchirer. Un paquet de monde écume la place, un désert découpé dans l’euphorie d’un moment que je pensais heureux, mais qui n’est finalement que le sujet d’une nostalgie interminable. Le patron d’en bas, lui, se contente de dire que c’est beau à chialer tout ce grabuge, ça fait le tour de bien beaucoup de choses, si bien que d’inconnus en passants, il semble qu’il se souvienne de chaque client. Je crois qu’il les emporte, les reconvoque par une opération, une manipulation complexe que je ne sais placer sur son habitude ou sur sa solitude. Mais moi, dans mes songes de vies qui n’allaient jamais éclore, je formulais en secret des pléiades d’existence, et de mes scénarios avortés, les passants se dispersaient jusqu’à s’éparpiller en lueurs anonymes le long des ruelles creusées d’ombres et d’atmosphère. C’est pour dire comme les belles choses, les visages, sont ceux dont on ne se souvient pas, les passants, comme on se sent seul à soi du fond de son avenir, étrange de se souvenir quand il s’agit de dissiper les rides sur des figures qu’on ne pensait jamais voir vieillir. J’y pense à rebours, maintenant que je ne la reconnais plus, la place, maintenant qu’elle n’est plus en moi qu’un agrégat informe de souvenirs et de mots recomposés. À peine l’occasion s’était présentée de parler avec le toi d’après, le vieux, celui qu’on imagine florilège de romances, course effrénée, mais qui galère juste à faire le plein d’essence et compte ses pièces comme les derniers bouts de vie qu’il lui reste. Alors, je ne sais pas pourquoi, il y a quelque chose qui a crevé en moi. Ça m’a rappelé que j’ai entamé ce dernier regard sur la place comme j’ai achevé d’écrire, de la même manière qu’on entame la dernière trajectoire de sa vie, dans l’espoir d’en réchapper et dans l’attente fulgurante d’un lendemain qui ne va jamais venir. J’ai d’abord fait le deuil de toi dans la chambre d’à côté. L’adieu fige. Sans doute, quelque chose vient-il limer ce moment où l’horizon se morcèle pour ne plus jamais se résorber, sans doute efface-t-on, et sous notre poids tout le passé s’érode, les mots se muent en perte, l’au revoir est à retardement. C’est un monde d’atomes qui ne se veulent plus que tu laisses là, pour moi et les poivrots d’en bas. Au point que je ne sache plus regarder, plus voir rien d’autre que mon quotidien accoudé à mon reflet, ce reflet comme autant de polyptyques aux reliefs mal feutrés. Alors je ferme les yeux sur le toi d’après, je vais les fermer […] et les rouvrir mais j’imagine, que sans doute, les fois d’avant, les vies passées que nous avons ingérées et décousues, sans doute pendant celles-ci et les miettes qu’il me reste, t’ai-je mal vu. Je laisse mes doigts recouvrir tes mains de femme, dans ma mémoire celles qui se gantent, tremblantes et veineuses, dévoyées, tes mains profanes, tes mains à toi, incapables de consoler. Je les serre fort tes mains, j’essaie d’oublier qu’il faut que je termine d’écrire, j’entremêle les sillons, et je crois que c’est toi, enfin tes rides sous mes paumes. Elles se déploient, luttent, s’élancent, s’habituent, elles déploient leur vastitude en cortège. Moi aussi, j’ai des mains de drames. Je te sens dans ta forme incolore, immuable, je projette entre mes doigts les steppes blanches immaculées, les bastides et leur clarté et, bigarrée d’ondes et d’écume, fanée, tiède et révoltée, ta peau et sa façon de repousser tout ce que tu es contre mes mains absorbées. Je l’ai solide mon petit chagrin, consistant et organique, exalté et vidé, rempli d’étoiles crevées, j’avais tort, j’ai encore tort, mais je sais que ces choses-là comme celles que nous avons eues ensemble ne se contentent pas de quelques battements pour renaître. Ce sont, de nos peaux mal faites, que sont hissées les malheurs les plus crades. Nos peaux, nos tissus brunis du même état de matière infinie, blessées, jalonnées, immolées, oui des peaux, des mains, que les années ont creusé, et tant creusé qu’entre nous les mêmes sillons que sur ta peau, ces marges, ces espaces, comme nous deux, fatiguée, et tirée, et fade, et la mienne n’en peut plus de te quitter. Alors crachons veux-tu bien ? Sur l’amour et sur nos peaux mal faites parce que je n’ai plus pour toi, pour ce que tu es, et tes mains dévoyées, que les prémices d’une vie de regrets. Entre la salle et la terrasse, depuis le trottoir que tu connais, je lis le journal, place du Baureuzai. Sur un fond de papier moisi par les nouvelles des uns et des autres, il y a toi et tes mains, tenus par la grâce d’un photographe qui t’avait vendu ce matin pour deux euros, en noir et blanc, un prix auquel on prend le bus ou le métro, et auquel pourtant je ne t’ai même pas en couleurs, mais seulement en nuances d’extrêmes et quantité de gris. Et la place se vide, c’est un moment de grâce et personne n’a dit qu’il ne pouvait pas être douloureux, n’est-ce pas ? J’essaie d’oublier que nous avons divorcé, que j’ai beau haïr comme on hait ceux qui partent, j’ai tes mains et le fond de tes yeux. Du moins, nous avons été, machinalement et parce qu’il le fallait, car tu m’as traité en désordre, jamais en acte, toujours en volupté. Je m’installai dans l’appartement que tu as dû voir, vers la préfecture près de la place Emile Zola. Tu sais juste en face du parc. C’est toujours notre fenêtre au bout du couloir. Celle qui donne sur les toits. On n’y trouve plus nos restes de bouteilles, mais peut-être les capsules ont-elles délayées leurs ombres contre la taule chaude. J’ai ciré la nappe, essoré les fleurs, mis de côté les cartons et tes lettres. Je traite les fleurs comme les gens que tu laisses. Je les touche comme tu les arranges dans le vase. Je les dépose à la marge, à l’ombre, sans nouvelles. J’ai longé les pierres chaudes, jusqu’à retrouver les lumières de la station-service. Tu as oublié, je sais, ce jour où nos vies se sont scindées en deux hémisphères colorés, et enflammés, alvéolés de cette poussière pourpre qui s’élance dans le rétroviseur les jour où la chaleur nous noie, je t’ai demandé de t’arrêter. J’ai dit qu’il fallait vraiment que tu t’arrêtes. Tu n’as rien dit. Tu m’as regardé sortir, enlever mes converses, tu m’as regardé depuis l’habitacle marcher dans l’herbe mouillée et tu as souri. Et j’ai pleuré, et tu as éteins le moteur. Tu as souri (c’était ta manière de m’accompagner). Depuis les joies que j’essuie, je pense à cet arrêt, au bord de la route, aux amas de terres et monceaux de fleurs qui collés les uns aux autres forment les lignes généreuses et éternelles qui recouvrent le fond du ciel. Depuis, on ne s’est pas reconnu. Tu m’as serré, souvent, mais j’y ai survécu, sans plus sentir ces remous dysphoriques dans mon sang et dans ma chair. Tu as changé. Seul, dans ma mémoire, ton sourire de ce jour-là me rappelle que jeunes, nous l’avons été. Tu as jeté les clés et tu as dit : « maintenant on va où tu veux. » Mais ça ne nous a pas sauvé. Je me colle contre les souvenirs quand je me sens à l’étroit entre les gens. Le regard vide. Je fais pousser le colza.  Ici, dans ces espaces qui renaissaient à mes yeux, je réalisais que je n’avais pas vraiment été sur le côté, que j’avais simplement agencé les épisodes dans la délicatesse d’une nostalgie qui refuse de s’épuiser. Je lui ai donné rendez-vous sur le banc, celui à droite quand tu vas jusqu’à l’église. Maria est arrivée en avance. Tu sais, elle n’a pas les mêmes mains que toi, les siennes sont honnêtes, malmenées et douces, déroutées par les cicatrices mais fortes, confiantes malgré les extrémités anguleuses. Elles ont travaillé ses mains, elles portent le poids d’un monde à la dérive qu’il faut sauver et retenir, elles sont une famille, une courbe sans cesse inachevée qui court et se révolte. Souvent, avec les femmes, nous nous sommes aimés tard, reconnue à force de temps et de rendez-vous imposés, de repas hebdomadaires, mais papa a rendu tous les sentiments du monde contagieux. C’est parce qu’il avait ses mots à lui, qui allaient toujours dans le sens du cœur, que le reste du monde a appris à m’aimer avec fureur. Tu avais arraché les pages, il recollait les miettes, je pleurais dans ses bras, tu m’aimais à demi, j’ai appris à écrire à la force de ça, c’est pour cette raison qu’un jour j’arrêterais. Parce qu’il était épuisable ton amour, il me disait au revoir en me serrant tout contre toi. Du haut de la fenêtre, accoudé à la ville où tu m’as vu naître j’ai peur que l’été ne repousse jamais, que le soupire chaud du soleil soit le dernier et que je doive me contenter de la force de mes souvenirs pour redonner naissance, faire corps. Alors je m’efforce. Il faut écouter le monde, il fait un grand bruit. Un bruit d’avion qui décolle, qui atterrit, on ne sait pas dans quel sens il va, on sent simplement sa force, son élan, le rythme qu’il renvoie. J’ai fini par penser que les choses n’avaient pas besoin de prendre feu pour qu’on puisse observer une combustion. Les grands brasiers se vivent de l’intérieur. Ils sont anonymes et portent le germe d’une violence perpétuée. C’est de cette violence que je me suis sentie la force d’une invincible chanson d’été.