
Alors – oui, alors – il leva la tête. L’homme. Et tout le talas du monde lui rentra par les narines ; le cheval, isabelle et maigre comme une lance, tourna vers lui un oeil d’ambre où vibrait, dans une perle de lait, la caresse sûre de Kök Tengri ; Et il riait. Riait, le cheval, avec son chanfrein nerveux qui plissottait comme une rivière au premier matin ; et l’homme, la main passée dans la crinière, sentit que la steppe entière avait du pouls. Il chevaucha, court, sec, saccadé – puis plus vite. Oh ! Sous les jarrets, l’herbe courte parlait sa langue d’aiguilles, et les marmottes, ces femmes de terre, sifflaient une chanson de foyers. Il allait droit, comme une flèche sans bois, vers l’ovoo : tas de pierres, peaux bleues, lanières d’azur qui battent l’air – ça vous le rappelle, oui, ça vous le montre, le ciel éternel qui regarde et ne cligne pas. Le vent, fils de la grande échine, se prit aux xarakha de cuir, remplit les oreilles, tira dans la poitrine. Ah ! Ce tir ! Alors il descendit ; il fit le tour trois fois, à pas de loup. Une poignée de laiteux airag, quelques poils de queue tirés du cheval, un murmure à Tengri le Très-Haut, un clin d’oeil à Etügen Eke, la Terre-Mère, si basse et si sûre : « Tiens-moi. » Il n’avait pas de nom. On savait seulement ceci : que le loup bleu avait planté sa dent dans l’ombre, que la biche fauve avait mis au monde, sous Burkhan Khaldun, un enfant qui n’a pas froid. Lui, il allait. Heure après heure, il mangeait la distance. À la gauche trottait un nökör, vieux frère de selle, qui ne parlait pas ; à la droite un autre, plus jeune, la tresse encore lustrée d’huile, qui sifflait bas, pour la chance. Derrière, par paquets, l’arban suivait, puis le jaghun qu’on devinait, puis le mingghan qu’on sentait, puis le tümen dont la poussière avait sa propre lune. Et, au milieu de ce grand murmure de métal et de cuir, la paix ferme de deux bannières : la tsagaan sülde, blanche comme duvet de poulain, et la khara sülde, sous laquelle le rire se tait. Il repassait par les eaux d’Onon, qu’il connaît comme sa langue ; la rivière portait des reflets d’acier dévissé et des pierres avec des barbes. Sur la hauteur, une udgan battait le tambour – son bras décrivait dans l’air une ligne de faucon. On disait : plus bas que les racines, Erleg Khan a faim de braises. On disait : plus haut que les nuages, les ancêtres demandent un cheval bai au galop éternel. L’homme levait la main et les deux mondes, de haut et de bas, s’arrêtaient pour l’écouter.
Et puis, ça grouillait, l’ordu, dans la vaste cuvette : des forgerons ouralois qui frappaient le fer comme on chasse un démon hors d’un clou ; des tanneurs aux ongles noirs ; des enfants qui apprenaient la corde à neuf doigts ; une khatun qui passait, l’oeil en avant, ceinture serrée ; un vieux nestorien au signe secret ; un ouïghour à la plume fine qui tirait d’une peau blanche, avec ses pattes d’oiseau, le tamga du maître ; et, autour, des kentuki de chiens jaunes qui savaient lire le vent, mieux que nous. À midi, l’airag était léger ; le soir, il vous montait au rêve, tout en douceur lactée ; la nuit, on gardait, on chantait. Entre deux couplets, pourtant, on comptait les arcs, on huilait les cordes, on vérifiait les harnachements – et l’on répétait les gestes pour les Tatars, pour les Merkit, pour les Naiman, et pour les autres.
Il allait. Les collines venaient lui donner leur dos, l’une, puis l’autre. Quand c’était la guerre, la khara sülde descendait des poteaux ; dans la laine noire dormaient des cheveux pris autrefois dans la tempête ; ils se réveillaient en grinçant doucement. Alors, les cavaliers, baghatur de plume ou de pierre, serraient les genoux : chevaux ras comme des couteaux, arcs qui chantent, doigts sûrs ; le monde en face se fendait par le milieu, et l’on passait. Ceux qui tentaient de fuir sous les fourrés virent les feux de poursuite courir plus vite qu’eux. Des villes apparurent, avec leurs murs de farine sèche et leurs horloges figées. Les marchands de soie comptaient sans lever les yeux ; les scribes au front luisant faisaient des petits pas sur leurs tablettes. « Y a des portes, disait le plus jeune nökör, qui ne savent plus être portes. » Alors on leur apprenait, aux portes, à se souvenir qu’elles s’ouvrent. On n’aimait pas gaspiller ; on aimait ranger. Les tamgas, sur le bois, se posaient comme des abeilles ; le tribut fuyait des salles sombres et arrivait à la lumière : feutres fins, boucles d’or, fer bon, blé sec, filles aux yeux de lac, garçons à menton de silex, artisans avec des mains de mule. Et tout ce monde prenait place, sans mélange ni confusion, parce qu’un souffle invisible, celui du Ciel Bleu, passait et comptait.
Aux bords du fleuve Jaune, les machines – longues épaules de bois venues du pays des lettrés et du pays des oasiens – balançaient leur graine de pierre ; des pots d’huile noire faisaient des signatures sur les toits ; Zhongdu craqua, ses tours froissées. Plus loin, à l’ouest, un sultan fit couper les têtes des nôtres à Otrar : on répondit par le feu, par la poussière, par les marches sans ombre. Boukhara entendit une voix sur ses dalles, Samarcande mâcha ses portails, Urgench se débattit dans le sang.
Il arriva, un soir, au sommet d’une terre qui respirait large. En haut, les étoiles, toutes, s’alignaient comme un sage troupeau. Il mit pied à terre. Le cheval posa la tête contre lui – oui, comme ça, avec sa chaleur de pain. Les nökörs avaient dégrafé leurs courroies ; il resta seul. Les esprits approchèrent au pas de velours. Tengri, sans couleur ni contour, fit un cercle dans son regard ; Etügen, de son ventre de montagne, leva un caillou, doucement. Le loup passa, fin comme un stylet, sans bruit ; il fit un tour autour de l’homme, posa sa queue sur ses pieds, leva l’oeil, puis s’effaça. Il ne pensa à rien, c’est-à-dire à tout. À la poussière qui se tient pour demain ; au lait que donne la jument, juste ce qu’il faut ; aux rivières, Onon, Kerülen, qui tournent au fond du coeur ; aux morts qui se lèvent quand on les nomme très bas ; aux vivants qu’il faudra faire tenir ensemble comme un long fagot ; aux langues qui se frottent et se prêtent des mots ; à l’ordre qui doit rester souple comme un tendon ; aux batailles qui, vues d’en haut, ne sont que des taches migrantes. Alors il rit. Il rit. Il sentit que la steppe, vaste comme un dos de taureau, était sa table et sa nappe ; que le ciel, noir-bleu, était son toit. Il pensa aux frères de maison qui grondent – l’aîné aux terres lointaines, le rude au verbe raide, le tout jeune aux yeux d’alcool – et, dessus, l’élection calme d’un troisième pour porter la tente centrale : pas de place pour deux soleils. On disait qu’un jour un bol de charme avait été bu pour sauver un trône ; on disait aussi que la neige, l’hiver, garde mémoire des serments mieux que les hommes.
Au matin, il remit le pied. Le cheval prit le mors. On replia les feutres, on éteignit les foyers. La tsagaan sülde se leva, lame blanche à la lumière ; la khara resta lourde, pour plus tard. L’ovoo reçut encore trois tours d’haleine. Et ils partirent, l’homme et les autres, par le chemin qui n’est que la volonté qu’on pose sur la terre : droit devant, jusqu’à ce que le monde consente. Et le monde consent, quand le Ciel dit oui.
Laurent Ponty
Administrateur de l’Association des Amis de Jacques Audiberti
nous parle du texte Gengis Khan d’Anthony Favard
On est d’abord surpris et dérangé par la présence d’un vocabulaire rare : « talas », « isabelle », « plissotait ». Ce récit assume son exotisme, sans hésiter à nous familiariser avec la langue des mongols. Dès que nous voyons écrit « Kök Tengri » nous commençons à comprendre que nous sommes aux confins de notre monde habituel, et que par ailleurs, en plus d’un dictionnaire pour talas et isabelle, il nous faudra un petit bréviaire de langue asiatique. Ce n’est pas tout: des images inattendues nous font approcher la matière brute d’un paysage : « la steppe avait du pouls ». C’est la poésie d’un monde nouveau, où le regard d’un cheval aimé se reçoit comme une perle de lait.
C’est un immense plaisir de lecture, car tout est fascinant, tout est dépaysant, mais tout est bougrement vrai : le vent, les drapeaux, les touffes d’herbes sèches, et cette lune que chacun s’approprie en croyant qu’elle est à lui. Jusqu’à cet enfantement bizarre du héros qui est croisement d’un loup et d’une biche.
On suit un cavalier dans la steppe avec sa troupe ; il n’a pas encore de nom mais il a déjà les deux bannières de la paix. Il fait advenir son peuple nous semble-t-il, et c’est l’occasion pour l’écrivain de nous faire sentir l’activité de ce peuple, à l’aide d’images comme ; « ils frappaient le fer comme on chasse un démon hors d’un clou ». Les villes « apparaissent avec leurs murs de farine sèche ». Attention à ne pas avancer pieds nus sur cette « herbe courte à la langue d’aiguille ».
Vous voyez comme le lecteur s’est vite acclimaté, comme il a été transporté dans un univers de blé, de bois, de pierres et de tissu très fin, avant même de s’orienter un peu plus consciemment par rapport à l’Oural, au fleuve jaune ; à Samarcande, à ces lieux de la Mongolie que nous redécouvrons en croisant par exemple les fameux ouïgours.
Les phrases respirent en variant leur rythme : « le tribut fuyait les salles sombres en arrivant à la lumière, les filles ont des yeux de lac, et tout simplement il y a du fer bon et du blé sec.
En parlant de respiration, je reviens sur le tout début du texte : Alors – oui, alors. Ce n’est pas une description. Quelqu’un nous raconte une épopée, une légende ou une conquête, et nous devons écouter. C’est physique et c’est ce qui fait la force du récit. Il est là, celui qui raconte, et le futur Gengis Khan chevauche vraiment, menant ses hommes vers une contrée qui prend réalité quand nous lisons, parce qu’en image subliminale nous savons qu’il y a l’Asie centrale, qu’il y a ces plaines immenses et cet espace lointain, au-delà de l’Oural et jusqu’au mont Altaï.
L’auteur sait-il qu’Audiberti songeait à relater l’aventure du guerrier Gengis Khan ? Il était toujours fasciné par les bâtisseurs d’empire, tel Napoléon, sans jamais laisser de côté le terrible écho des massacres et de la souffrance des peuples.
« Et ils partirent, l’homme et les autres, par le chemin qui n’est que la volonté qu’on pose sur la terre »
Anthony Fayard nous a précipités dans cet univers, avec une langue musicale et charnelle, et au rythme d’un galop par lequel a peut-être débuté notre humanité civilisée.
Originaire du Haut-Forez, Anthony Fayard vient de terminer deux masters en Sorbonne, l’un en philosophie et l’autre en littérature.
Pourquoi écrire sur Gengis Khan ? Durant son master 1 de littérature, Anthony a consacré un mémoire au mythe littéraire de ce dernier. Cette recherche, mêlée à son goût de l’histoire et des grands espaces – il bivouaque, il randonne – lui a donné envie d’explorer, en fiction, ce que la légende révèle de nos désirs d’ordre, de liberté et de destin. Anthony Fayard aime écrire, tout simplement. L’écriture lui permet d’éprouver les idées dans la chair d’une histoire. Il apprécie particulièrement l’œuvre d’Audiberti. Son livre de cœur est Le Mal court : Anthony y trouve cette alliance intrépide du trivial et du sublime. Il lui a semblé donc tout à fait naturel de tenter sa chance en concourant au Prix Jeune 2025
« Merci d’offrir aux jeunes auteurs un espace où la langue peut risquer et grandir »