Les Jardins et les fleuves

« Jeandé, philosophe et comédien, devint un moteur. Tout comme un moteur, il ne fabriquait qu’une pensée, une seule, frapper. Frapper, ans jamais s’arrêter. Une seule pensée, la pensée de frapper.

La force et la vitesse des coups de poing de Jeandé dans cette figure empêtrée de savon dépendaient de la constance de cette pensée, frapper, frapper, qu’il fabriquait sans jamais s’arrêter ni ralentir. Il ne laissait ni la ruse, ni la peur, ni n’importe quelle pensée, se mêler à cette unique, à cette élémentaire pensée, frapper. Il aurait alors frappé moins, vite, moins fort, et l’autre se serait ressaisi. Mais il ne s’arrêtait pas de penser, penser à frapper, frapper vite, plus fort, pour que l’autre ne trouve jamais le joint de riposter. Il frappait comme les orateurs, quand ils parlent pour imposer leur pensée. Il frappait sa pensée. Elle était de frapper.

L’autre aurait trouvé le joint de répondre, de répliquer, lui, Jeandé, lui, sans faute, il était cuit, d’autant qu’il n’y allait pas de main morte. Il ne pourrait pas s’en tirer par des salamalecs, par le gouverneur. Du sang rougissait dans le savon. Pour maintenir la cadence, il frappait de plus en plus vite, de plus en plus fort, dans la figure, toujours dans la figure. Le savon, maintenant, était rouge, le savon. L’autre agitait les bras, pour chasser la pensée trop forte et trop serrée qui lui tombait dessus. Il s’agitait, l’autre, avec ses bras, comme quelqu’un qui veut écarter une pensée, qui veut expliquer qu’il est le plus fort, c’est un malentendu, il va faire comprendre qu’il est le plus fort, il ne demande qu’une minute. En attendant, il recevait dans la figure, coup sur coup, le poing droit et le poing gauche de Jeandé, le poing gauche et le poing droit, le droit le gauche, métalliques et mathématiques comme les poings d’un appareil à penser, si bien qu’il eut, tout à coup, Matrasso, l’idée amusante, originale, l’idée que sous prétexte qu’il avait reçu tous ces petits coups de poing, s’il tombait, s’il faisait semblant de tomber, ce serait un bon moyen de faire comprendre à ce fou qu’il se trompait, qu’il commettait une belle gaffe en s’attaquant à quelqu’un de dix fois plus fort, car il faut être dix fois plus fort, il faut être cent fois plus fort, il faut être l’Afrique en chair et en os pour se laisser tomber par terre, à seule fin de mettre les points sur les i, bien faire voir qu’on est fort, qu’on n’a pas peur de tomber. » p.296

Les Jardins et les fleuves, xx, 19xx