Carnage

« Le facteur marche sous son képi cossé de cuir. Des fois il s’arrête. Il frappe à la vitre. La vitre s’ouvre. Une main apparaît. Il donne à cette main un manger de papier. Dans le dormant de la route, des carrioles à l’ancre ramassent le détail du sol, crottins, cailloux, les pouls, les ombres. Par le geste parallèle des brancards dressés, elles le raccordent au mystère du grand ciel où tant de nuages blancs, au grand galop, passent toute la journée, sans compter ceux qui ne bougent pas plus que des lits, des fauteuils, les rouges, les soirs. » p. 12

« Genoux, maintenant, marchait les genoux bas. Sa récente allégresse avait quitté. La caisse noire, avec dedans cette lettra bleue, pesait le diable. Caisse de hêtre… Tête de fou… Pourtant, il la chérissait. Elle le protégeait contre les chiens contre les risques. Administrative, nationale, peinte et cirée comme une paire de bottes, elle était, au milieu des grands paysages, l’arche de l’état suspendue entre  le sol et le ciel. » p. 20

« Médie, que personne, d’ailleurs, n’appelait ainsi, Gesseran lui donnant de la mademoiselle, et cousine, la cuisinière des Gomais, la traitant, selon, de petite, de chevreuil ou d’hirondelle, poursuivait sa folle vie. Elle rôdait aux marges du lac. Là-haut tournait l’épervier, un épervier de la famille oiselante des hobereaux, dans l’air. Il semblait, tout comme un astre, dégager une lumière incolore, vitreuse, moralement noire. Il planait au centre de son propre fantôme, un disque aveuglant de mica qui, sans cesse, se dilate, se réfracte. » p. 49

« Yassez longtemps comme ça que tu veux leur y vendre pour rien et sans même un bout de papier autour, ta charcuterie variée. Mais ça ne sera pas gratuit comme tu penses. On va te payer tout ce qu’on te doit. […] Ah ! tu profites que les hommes sont au boulot pour mettre ta chalouette au vent. Et, avec ça, ça se mêle de travailler dans la propté ! » p. 186

« Alors le cheval blanc tourna vers lui son œil de Sicilienne, où brillaient dans une gouttelette d’argent les noces condensées de la terre et du ciel ; et il riait. La peau de sa longue tête frémissait comme une jeune rivière qui fait son lit au premier matin de sa course. Mais, le cœur un peu pincé, l’homme regrettait que se fût éloignée l’époque de l’intelligente dévotion. Alors, jamais ne se rompait le gel chaleureux de dignité autour de l’harmonieuse nudité de coursier dont le profil lui-même offrait le mouvement d’une exquise aventure. Caracas chevauchait son doux ami comme il eût fait un souvenir. »

Carnage, Gallimard, 1942